Au ras du bitume
Anne-Marie Gourier
Anne-Marie Gourier
Anne-Marie Gourier
Anne-Marie Gourier
Anne-Marie Gourier
Anne-Marie Gourier
 
 
 

Anne-Marie Gourier

Anne-Marie Gourier

"Nous avons naturellement plus d'admiration pour les choses qui sont au-dessus de nous, que pour celles qui sont au-dessous", affirme Descartes, (dans Les Météores). L'exposition d'Anne-Marie Gourier nous montre exactement le contraire. Elle dévoile à notre regard des splendeurs à découvrir au ras des pâquerettes ou, en version urbaine, au ras du bitume. Sans le savoir nous piétinons des merveilles d'imagination et d'industrie d'art. De styles variés, d'une grande ingéniosité dans leur aménagement circulaire, elles sont comme de grands yeux opaques qui dévisagent les passants sans complaisance. Indifférentes à la piétaille citadine, car elles se savent indispensables aux foules qui les piétinent, ces plaques, grilles, avaloirs et autres fontes de voirie sont soumises à une règlementation stricte. Elles ne doivent présenter aucun obstacle aux semelles des gens pressés, les creux de leur relief ne doivent laisser aucune canne de se planter, leurs trous doivent être perpendiculaires au sens de la marche. Bref, insensibles aux piétons, invisibles aux têtes-en-l'air, elles sont les inconnues de la ville.

Anne-Marie Gourier dessine leur portrait avec une véritable passion. Son crayon virtuose fait ressortir la variété des textures et gammes qui s'affrontent et se confrontent au niveau du sol, depuis le blanc - pâle reflet de la lointaine grisaille diurne - jusqu'au noir qui remonte des profondeurs. Elle joue avec les hachures en rang serrés, tout en nuances de longueur, d'épaisseur, d'écarts mutuels, de contours cotonneux, de cassures imprévues qui révèlent le passage du temps. Loin de tout trompe-l'œil et même de toute tentation figurative, elle fait entrer ces platitudes de trottoir dans la splendeur d'une abstraction quasi-géométrique, fidèle à la beauté du papier. Les plaques de voirie sont devenues des constructions graphiques d'une étonnante richesse. Parfois la superposition de plusieurs calques complémentaires donne une translucidité émouvante à certains de ses dessins, qui restent néanmoins dans le registre de l'à-plat voulu par l'artiste. Si le contraste entre le lourd matériau métallique de la fonte et l'indifférence quasiment amorphe du trottoir, parfois fissuré, fait partie de ce jeu, les plaques elles-mêmes offrent tout un choix de variations constructives, depuis la point-symétrie stellaire ou florale, jusqu'à l'alignement militaire en rangs et en colonnes de carrés ou de bosses identiques, en passant par d'étranges lignes sinueuses et d'arabesques plutôt inattendues à ras de bitume. Mais la dessinatrice n'invente rien, elle restitue ce qu'elle observe sur les sols du labyrinthe urbain. Elle note des inscriptions qui ne relèvent pas du street-art, mais des références du fabriquant ou de la destination utilitaire de ces objets : SNCF, EAUX, CIE PARISIENNE DE L'AIR COMPRIME, PAM (comprenez Pont-à-Mousson), GAZ, BOCHARD-PARIS. Parfois, un alignement de chiffres révèle quelque conspiration de numérologie kabbalistique. Parfois, les plaques s'accouplent deux par deux, ou forment d'étranges familles linéaires. Parfois, l'une d'elle semble s'élever, telle une cerise sur un gâteau, d'un conglomérat de pavés, de granulats et de terre battue.

Mais d'autres mystères en plein jour sont révélés par ces plaques. Le langage traditionnel les appelle des regards, parce que, une fois soulevées à l'aide d'une pioche, d'une barre à mine ou d'un té d'égoutier, elles donnent un accès visuel et parfois corporel au monde caché du sous-sol. Elles sont les paupières d'un voyeurisme endoscopique. Sous l'épiderme des trottoirs elles donnent à voir le système nerveux, vasculaire et digestif de la ville. Une immense câblerie électrique et téléphonique, une tuyauterie tentaculaire d'eau courante et d'évacuation des eaux usées. Tout cela peut être entre-aperçu et même visité au travers de ces fontes de voirie. Elles sont le passage entre le monde d'en haut et celui d'en bas. Ce monde ténébreux, ignoré du commun des mortels, sauf d'une caste casquée et survêtue de jaune qui se livre à des activités interdites aux passants intrigués. Ces initiés auscultent les entrailles de la ville, ils se livrent à des opérations d'une mystérieuse chirurgie, puis ils remballent leurs instruments, referment les trappes, grilles et regards… et il ne s'est rien passé !

Les dessins d'Anne-Marie Gourier donnent à voir les portes du mystère. Elle les magnifie sans les anoblir, elle exalte leur beauté inaperçue, elle aiguise le regard du citadin sur les inconnues du bitume.
 
Michel Ellenberger
Paris, avril 2013
 
 
Galerie Weiller, 5 rue Gît-le-Cœur, 75006 Paris
jusqu'au 26 avril 2013
tél. : +33 1 43 26 47 68
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