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La photographie digitale
Genèse lumineuse
 
Léonard de Vinci et François Ier s'entretiennent d'une Genèse photographique. Ceci n'est pas une fiction de Borges. C'est en vérité qu'il y eut des photos de Denis Baudier dispersées sur une table de verre à proximité d'une fenêtre, et aussi que l'auteur, qui souvent passait par là, finit par entendre ces trois entretiens, qu'il transcrit avec fidélité. Ils semblent dater de 1518. Léonard était alors à un an de son décès. Quant au lieu, ce fut assurément ce tunnel qui reliait le château d'Amboise à la dépendance attribuée à Léonard, le Clos Lucé, et où le jeune roi se plaisait à rencontrer le vieux sage à la nuit tombée, loin des regards et des oreilles.
la Joconde, De Vinci
 
De Vinci, la Joconde
 
 
 
Le premier soir

François Ier : Je suis passé vous voir hier tandis que vous n'y étiez pas, et j'ai farfouillé dans vos dessins.

Leonardo : Chez moi vous êtes partout chez vous, Sire.

François Ier : Et je suis décidé à vous passer une commande difficile.

Leonardo : Vos commandes non seulement subviennent à mes besoins, Sire, mais elles contiennent toujours quelque chose qui stimule mon esprit.

1. La nuit aux ailes noires

François Ier : Il s'agit de dessins que vous avez peut-être oubliés, parce qu'ils ne représentent rien. On dirait que vous y avez laissé tourbillonner votre plume. Des sortes de chevelures, mais qui pourraient fort bien figurer le Chaos initial. L'Origine. Le début d'une Genèse. Vous m'avez dit un jour que la matrice de la peinture était une tache faite sur un mur par un jet d'encre. Et qu'alors il n'y avait plus qu'à réengendrer le monde en détaillant la tache.

Leonardo : Je vois de quels dessins vous parlez. Des tourbillons, en effet, qu'après coup je me suis mis à appeler, comme vous, des Genèses, des Cosmogonies. "Descartes aussi partira de tourbillons." Je suis heureux que vous me parliez de cheveux. Au fond j'ai toujours peint des cheveux. Pour l'ange agenouillé que Verrocchio m'avait réservé dans son Baptême de Jean-Baptiste, ce sont les cheveux qui m'ont attiré et absorbé. Dans mon autoportrait récent, que vous connaissez, il n'y a plus que deux yeux ridés perdus dans une immense barbe qui descend comme des fleuves emmêlés. Depuis la Simonetta de notre cher Piero di Cosimo, quoi de mieux qu'une chevelure pour résumer tout : toute la nature et toute la culture.

François Ier : Alors, voici ma commande. Depuis des années, mon disciple de Marsile Ficin me bassine les oreilles avec le Timée de Platon, où il est dit que le Cosmos provient de sphères, de cubes, de polyèdres. De la géométrie, rien que de la géométrie ! Or, moi, au commencement, je préfère vos tourbillons, et je me souviens que, dans l'Ancien Testament, Jéhovah a construit le monde à partir d'un Tohu-Bohu. Du reste, notre disciple de Ficin, bon helléniste, m'a appris aussi que les plus anciens Grecs, les Orphiques, disaient : "D'abord, c'était le Chaos et la Nuit et l'Erèbe et le large Tartare." Ils voyaient cela "dans des voiles sans limites de l'Erèbe…", "en apeirosis kolpois". Nos philologues allemands traduisent volontiers ce "KHaôs" par "Kluft", et "voiles sans limites" par "grenzenlosem Schoss". Belle idée que ce giron sans borne. Savez-vous que je vous appelle souvent le peintre des girons ?

Leonardo : Vous me proposez donc de dessiner une Genèse d'avant Platon. Quand il n'y avait encore que de premières ombres et de premières lumières, presque indistinctes. Mais pas si indistinctes que cela, puisqu'il y a déjà là une mathématique, articulant le proche et le lointain, le continu et le discontinu, le contigu et l'écarté, l'ouvert et le fermé, l'embrassant et l'embrassé, une mathématique que j'aimerais appeler topologie générale, c'est-à-dire un discours (logos) sur les lieux (topos). Avez-vous vu mon plan pour Milan ? Bien sûr, j'y ai mis des chemins et des pâtés de maisons, pas de villes sans cela, mais tout naît d'un grand embrassement circulaire. Milan s'articule de se retourner dans un pli du giron de la Terre, sur un dernier repli de l'Alpe.

François Ier : Bref, notre première série de dessins aurait pour matière une Nuit aux ailes noires où se meut un souffle d'avant le souffle, "sous-venteux", comme dit puissamment le texte grec. Des battements d'ailes sans toutefois de vent (hup-ènemios).

Leonardo : Pour la toute première Différenciation. La toute première Nécessité. "René Lavendhomme, topologiste et toposiste, dira dans Alphes, 2000 : "C'est en plein milieu de rien que surgit, comme par décompression, la nécessité. C'est dans la nécessité que surgit l'improbable. C'est de l'improbable que surgit le champ. C'est du champ que surgit l'extase. C'est de l'extase que surgit le tout. C'est du tout que, comme dans un soupir, surgit le rien." >>

2. L'érotique des catastrophes élémentaires.

François Ier : Alors, dans une deuxième série, on sentirait apparaître des formes inchoatives. Bien sûr, pas déjà des figures platoniciennes. Non, des formes d'avant les figures. Cela vous dit quelque chose ?

Leonardo : Oui, parce que je fais beaucoup de dissections ces temps-ci. D'autres aussi en font, mais c'est pour découvrir dans le corps humain des architectures avec des piliers et des contreforts à la Vitruve ; ils explorent sa "fabrique".  "Le De corporis humani fabrica de Vésale sera publié en 1543". Moi, au contraire, je cherche l'entraille. Les entrailles comme entrailles. Leurs chevelures sanglantes. Beaucoup reculent d'horreur devant ces viandes intriquées. Mais c'est cela qui porte les âmes. Et, de nouveau, il y a une mathématique. Non plus la topologie générale (du proche et du lointain, etc.), que nous venons de reconnaître dans l'Erèbe, mais une topologie différentielle, qu'Aristote a pressentie. Ses dissections pour Des Parties des animaux (De partibus animalium) lui ont montré des choses très peu platoniciennes, et qui lui firent envisager une mathématique des catastrophes, c'est-à-dire des transformations des formes (strepHeïn, retourner, kata, de fond en comble), que mon scalpel m'a fait retrouver en glissant sur ou dans des pylores, des poumons, des bouches, des anus, des pénis, des vagins.

François Ier : Et quelles sont ces catastrophes, Leonardo ? Prenez votre temps. Ça m'excite.

Leonardo : Eh bien, allons méthodiquement du plus simple au plus complexe. Je parle très lentement. C'est d'abord le pli, la catastrophe minimale, celle qui simplement produit des fins (destructivement) et des débuts (constructivement). Puis, la fronce, faille, fracture, qui permet des captures (destructives), et aussi des engendrements (constructifs). Ensuite, la queue d'aronde, coins et fentes, pour déchirer (négativement) et coudre (positivement). Puis encore l'aile de papillon, donnant des poches pour remplir (destructivement) et vider (constructivement). Enfin, trois ombilics. D'abord, bien sûr, l'ombilic hyperbolique, qui fait les crêts de vague, lesquels s'effondrent (destructivement) et recouvrent (constructivement). Puis, l'ombilic elliptique, qui affûte nos aiguilles, qui piquent (négativement) et bouchent (positivement). Et pour finir, l'ombilic parabolique, celui des jets d'eau, des champignons et des bouches, qui négativement (destructivement) brisent, éjectent, percent, coupent, pincent, prennent, ouvrent, et (positivement, constructivement) lient, ferment. "Sur ce point, nous complétons les propos de Leonardo par Stabilité structurelle et morphogenèse, de René Thom, dont l'édition princeps chez Benjamin, Massachusetts, 1972, comprend un tableau magistral où, pour chaque "nom de singularité" (pli, fronce, etc.), on trouve, outre les équations de son "centre organisateur" et de son "déploiement universel", ses "sections remarquables" avec leurs "interprétations spatiales (substantifs)" et leurs "interprétations temporelles (verbes)", "destructives et constructives"."

François Ier : Ça va loin tout ça ! Car, lorsque je chasse dans la forêt de Chambord, ce que vous dites des entrailles des animaux se retrouve dans les arbres, leurs racines, leurs troncs, leurs branches, leurs feuilles, leurs fleurs et leurs fruits. Je comprends maintenant pourquoi j'aime les fleurs. Dans une fleur de papillonacée, avec son étendard, ses ailes, sa carène, se retrouvent presque toutes vos sept catastrophes, on pourrait dire qu'elles s'y affichent. Et l'on comprend aussi que les corps féminins soient des paysages tellement plus que les corps masculins. C'est qu'avec leurs seins (sinus, sinuosus) et leurs vulves (volvere, rouler), ils sont de prodigieux rendez-vous de catastrophes.

Leonardo : Et c'est même aussi la réponse à cette question que vous m'avez posée si souvent : d'où vient l'attirance sexuelle entre mâle et femelle ? Or, ces sept catastrophes sont en complémentarité, en coaptation ; un organe en saillie y est littéralement un autre organe en retrait, et réciproquement. Nous ne quittons pas les mathématiques. L'attraction sexuelle est une affaire de topologie générale de l'englobant et de l'englobé, de l'embrassant et de l'embrassé, et de topologie différentielle, selon ces singularités dont les noms sont le pli, la fronce, la queue d'aronde, l'ailes de papillon, et trois ombilics. "Cf. Wedding de Pierre et Anne Radisic, 2006, symptomatiquement sous-titrés Coaptations orgastiques.".

François Ier : Mais alors, Leonardo, comment pouvez-vous être homosexuel ? Et Michel-Ange aussi ? Leonardo –C'est vrai que nous le sommes tous les deux. Mais en sens inverse. Lui ce qu'il poursuit c'est l'effet ressort. Regardez son David et ses esquisses pour la coupole de Saint-Pierre de Rome. Des ressorts qui s'épandent, se débondent dans l'exacte mesure où ils se ramassent sur soi. L'image de Dieu pour lui c'est Adam, dont ensuite la femme est tirée. On raconte que, quand il doit représenter Eve, il prend souvent un modèle masculin auquel il ajoute des mamelles. Dans ses Rime, c'est le Père qui est axial, plus que la ou le bien-aimé.

François Ier : A vous entendre, Leonardo, Michel-Ange chercherait le mâle par exaltation positive, expansive, et vous le chercheriez comme refuge, comme garde-fou, par peur de la fascination concentrique vertigineuse de la femme, de son malstrom. Dans les dissections, lui chercherait le tendon et le muscle ; et vous la circonvolution de l'entraille. Cependant, en bon Italien, vous ne vous jetez pas dans l'Etna, comme le Grec Empédocle. Vous vous arrêtez aux plis rassurants du giron. On vous citera un jour pour avoir dit que les organes sexuels sont laids.

Leonardo : Je le maintiens. Ni une vulve ni un pénis même ithyphallique ne sont articulables comme des parties intégrantes de touts, comme des formes se détachant adéquatement sur leur fond, selon les deux postulats initiateurs de tout le "miracle grec". D'où le malaise de la Grèce à l'égard de la sexualité, dont les organes ne sont pas formalisables, et dont l'orgasme est strictement inclassable dans le logos. Leurs philosophes n'ont même pas de langage pour en parler directement. François Ier : Et l'un de vos garde-fous ce serait de peindre d'innombrables saint Jean avec des formes féminines, jusque dans l'Ultima Cena ?

Leonardo : Je le confesse. A tort ou à raison, je crois que Jésus de Nazareth, cet incroyable  souffle de fraîcheur sur le Lac de Génésareth "Wittgenstein", a dû partager quelque chose de mes fascinations. Et avec les mêmes garde-fous que moi, quand il entretenait ses Maries au bord des fontaines, ou qu'elles lui oignaient les pieds, ou encore le descendaient d'une croix, avant d'éprouver la surprise béatifique d'un tombeau vide. Notez que je ne suis pas si seul sur ce chapitre. L'Inquisition n'est que la grimace de l'Espagne, et je connais assez la pasión des Espagnols pour prévoir qu'ils vont produire bientôt un mystique de la vive flamme d'amour, llama de amor viva, qui sera fatalement leur plus grand poète. Du reste, je n'irais pas si loin que ce "Jean de la Croix". Vous l'avez dit, je reste Italien. Si nous passions à la troisième série…

3. La géométrie en naissance

François Ier : Pourtant, Leonardo, nous ne pourrons pas faire l'économie de la géométrie. C'est vrai qu'on ne l'a trouve nulle part dans la Nature, mais elle est partout dans la Technique, et la Genèse ne peut ignorer qu'elle a engendré l'Anthropos, et qu'Anthropos est d'abord un technicien. Cependant, pour rester dans notre intention génétique, il faudrait que vos losanges, vos carrés et cercles restent eux aussi en naissance. Démocrite, sans doute meilleur mathématicien que Platon, a déjà fait remarquer, m'a-t-on dit, que ce qui était intéressant ce n'est pas le cylindre et le cône, mais la façon dont l'un est une transformation de l'autre. La géométrie serait une science non tant des structures que de leurs groupes de transformations. "Felix Klein ; 1872". Alors, je me tourne vers votre fameux clair-obscur. Il permettrait de concevoir des figures exactes, géométriques, mais en devenir, comme encore en conflit, hésitant entre plusieurs d'entre elles. Bref, le contraire de ces triangles qui proclament la totalisation et le totalitarisme rationnel aux frontons des temples grecs.

Leonardo : Quelle joie de vous entendre dire que je suis le peintre des girons et le peintre du clair-obscur, car effectivement c'est pour moi la même chose. Grâce à mon clair-obscur par superpositions de glacis j'ai pu faire en sorte que toute forme, et même toute figure, ne soit jamais qu'en apparition douteuse. A cet égard, je dois beaucoup à Antonello de Messine, dont une Vierge, toute en suffusion, est à mes yeux l'image insurpassable de l'intériorité. Remarquez que même ma perspective linéaire est dans le même esprit. Toute différente par là de celles d'Uccello et de Piero della Francesca. Bien sûr, c'est partout des lignes de fuite convergeant vers un point d'horizon, et Uccello a même fait un tableau entier uniquement composé de ces lignes. Mais chez lui l'épure n'est là que pour être bousculée en tous sens par des cuisses de chevaux et de cavaliers qui, alors, impliquent littéralement le spectateur dans ses Batailles. Piero della Francesca, lui, a la gloire d'avoir inventé la géométrie projective, promise au plus bel avenir, mais il la pratique pour obtenir des décochements et déroutes de volumes qui provoquent le foudroiement frontal du spectateur par des plans corrects géométriquement mais contradictoires coroloristiquement, quand des aplats de couleurs font hésiter les objets entre deux ou plusieurs plans.

François Ier : Et votre perspective à vous ?

Leonardo : Voyez mon Ultima Cena. Les lignes de fuites et le point focal y sont évidents. Mais, par une certaine qualité de mon clair-obscur, cette immense table en largeur, qui équivaut au cadre général, se désubstantilise. Hors de tout présent. De tout ici. L'espace devient un nulle part, et donc un partout. En contraste avec Uccello et Piero della Francesca, les combattants de mes innombrables dessins pour la Bataille d'Anghiari sont des membres en chevelure, sans axes de référence. Vous voudriez des figures géométriques dans cet esprit-là ?

François Ier : Sans doute. Mais, avant d'aller plus loin, dites-moi pourquoi la Géométrie euclidienne se trouve dans la Technique, et pas dans la Nature. La réponse touche notre Genèse au plus profond, me semble-t-il.

Leonardo : Vous vous rappelez mon dessin de l'Anthropos debout, jambes et bras écartés au maximum, l'ensemble repris dans un cercle, lui-même repris dans un carré ? J'ai mis chaque jambe et chaque bras en deux positions, pour confirmer le plan transversal de référence. Je crois que cela dit tout. Anthropos est, à ma connaissance, le seul vivant dont les membres produisent à chaque articulation des angles qu'il peut régler et tenir à volonté, et même des angles droits ; lui seul possède deux mains planes en symétrie bilatérale ; lui seul a quatre membres qui, quand ils sont tendus au maximum, créent un plan vertical transversal, donc un système de référence pour toute géométrie et toute technique ; c'est, du reste, ce qu'exploite la perspective linéaire dont nous venons de parler. Rien d'étonnant alors à ce que les objets produits par l'Anthropos, les objets techniques, soient anguleux et relativement plans. Et qu'ils s'étalent en panoplie et protocole. C'est cette transversalisation qui distingue les outils, propres à Homo, des simples instruments que nous partageons avec les animaux. J'ai voulu que ce dessin-là ne fasse pas "oeuvre d'art", mais demeure esquisse, idée, schéma mental, avec une facture pas trop franche, s'effaçant au profit de la pure intention. Avec un défaut : je n'ai pas réussi à marquer que la transversalité hominienne est confirmée par la latéralisation, cette prévalence habituelle de la droite sur la gauche. Peut-être Michel-Ange y serait arrivé.

François Ier : C'est vrai que c'est lumineux et imparable. Il faut que les philosophes soient perdus dans leurs extases pour n'avoir jamais parlé de cette angularité et de cette transversalité ! Une étrangeté pourtant. Vous qui ne peignez guère que des femmes, voici un mâle seul chargé de représenter l'Anthropos entier ! Encore un de vos garde-fous contre les vertiges du féminin ? Leonardo : Oui et non. C'est vrai que je recule devant le nu féminin. Mais j'ai l'excuse que le corps masculin, plus anguleux, plus osseux, montre plus franchement la source de la Technique. Mais, votre remarque est bonne. Il faudra qu'un jour mon schéma soit complété par son pendant féminin. Il serait idéalement produit par une femme, mais j'en imagine quand même l'essentiel. D'abord, il garderait le carré inscripteur, le cadrage, sans lequel point de théorie. Mais la croix romaine, phallique, serait remplacée par la croix de saint André, utérine. Et plutôt couchée que dressée. Le centre du dispositif resterait le sexe, mais non plus ce pénis presque rectangulaire que j'ai donné à mon Anthropos, non, une vulve rayonnante, en expansion générative. Entre les jambes ouvertes de la parturiente, la source de vie serait mise en continuité avec l'animalité antérieure par le flair, disons de l'âne et du boeuf de la Nativité de Van der Goes. Sous le spectacle, on verrait la tête d'un homme mâle écrivant ; pas d'événement sans texte. Enfin, de ce volcan de Nature et de Culture surgirait, vertical et les bras étendus l'Enfant rédempteur, en gloire de triomphe de la vie sur la mort. J'oubliais. Tandis que mon Anthropos à moi est en noir et blanc, celui-ci serait en couleur, mais d'une couleur délavée, pour garder, comme dans mon Anthropos, l'aspect d'esquisse, de schéma mental, pas du tout oeuvre d'art. "Ce programme préfigure étrangement celui de La Nativité en croix, de Micheline Lo, 1980 ". On mettrait alors les deux figures l'une à côté de l'autre, et on aurait pour l'essentiel non seulement une anthropologie, mais une anthropogénie. Le masculin à gauche, le féminin à droite. La géométrie et la topologie. A moins qu'on tente l'ordre inverse : la topologie plus initiale à gauche et la géométrie postérieure à droite.

François Ier : Il est déjà tard. Mais bouclons quand même rapidement nos étapes. La quatrième comprendrait maintenant de vrais nez, de vraies oreilles, de vrais yeux, de vraies bouches. Et aussi de vraies jambes et de vrais girons. De vraies lèvres. En genèse toujours…

4. Les lèvres de la Joconde

Leonardo : Vous pensez à la Joconde ?

François Ier : C'est à cause d'elle, n'est-ce pas, que je vous ai invité en France ?… Leonardo : Et en effet, mon problème n'était nullement de peindre une certaine dame pour un certain client. Ce que j'ai poursuivi, dans ce portrait inachevable, ce sont des lèvres. Ce sont les lèvres, petites et grandes, qui suscitent les plus riches des espaces et des temps. Ce sont des muqueuses, ces parties d'un vivant où le dedans devient un dehors, où un dehors est encore un dedans. Une protrusion qui est une intrusion. Le convexe rendu par du concave, et le concave par du convexe. Un concentré de la définition du désir. Qui se prête à toutes les catastrophes de la topologie différentielle, à toutes les insinuations et compénétrations de la topologie générale. Et même, dans sa fente, à la décision du trait géométrique. "Les nombres de Conway sont construits à partir d'une coupure entre deux ensembles vides". Bien sûr, la Joconde a un front, des yeux, un nez, mais pour descendre vers une bouche, et une bouche qui joint des lèvres.

François Ier : D'où le fameux sourire ? Leonardo : Oui, car le mouvement le plus total pour une bouche et ses lèvres, le mouvement où se résument toutes leurs virtualités, tous leurs possibles, et même le Possible comme tel, c'est le sourire. Les midinettes et les professeurs se demanderont alors si la Joconde a l'air contente ou triste, bienveillante ou ironique, masculine ou féminine. Ils en feront même la "psychanalyse". Non, la Joconde est un sourire, parce que le sourire est l'absolu des lèvres, et, en bon politique, vous vous défiez des gens qui sourient des yeux. C'est parce qu'elle est lèvres, - dont le corps et le paysage sont seulement la source, - que la Joconde sera la femme la plus regardée du monde.

François Ier : Comme dit notre cher Rabelais, le rire serait le propre de l'homme, mais par le bas ; tandis que le sourire le serait par la haut. Selon un de mes courtisans descendant de Marco Polo, l'Extrême-Orient tout entier tourne autour d'un sourire, celui d'un certain Bouddha, un Indien "éveillé" dont le sourire de nirvana (sans souffle) a, en un millénaire, envahit la Chine, et enfin le Japon. On dit même que le plus grand des philosophes chinois, nommé Lao Tseu, estime que les racines du Ciel et de la Terre sont dans "l'huist de la Femelle obscure". Au fond, la bouche de la Joconde et l'huis de la femelle obscure ont toutes deux une même topologie, et le français parle de "lèvres" dans les deux cas. Fente horizontale et fente verticale. "André Pierre de Mandiargue." Alors tout se passe comme si votre homosexualité avait moins peur de l'horizontale que de la verticale. Mais restons-en là. Nous avons nos quatre séries, Leonardo. La cour m'attend. En tout cas, la commande est ferme.
 
 
Denis Baudier
 
Denis Baudier
 
 
Nyeki - Denjean
 
Catherine Nyeki & Marc Denjean, Mu Herbier
 
 
Le deuxième soir

5. L'ontologie et l'épistémologie photographique

François Ier : Vous m'avez empêché de dormir, Leonardo. En rentrant au Château, j'ai dû longtemps recevoir des émissaires d'Italie. Mais tout de suite après, votre Genèse m'est revenue à l'esprit. J'en ai parlé à Claude de France. Les femmes sont étranges. Malgré le sommeil, elle m'écoutait intéressée, et en même temps pas tellement étonnée. Un petit air de dire : Votre genèse des genèses, c'est bien, mais on s'en doutait un peu, non ? On dirait que, pour l'essentiel, elles savent d'avance. Ce qui les dispense de nos théories. Vous l'avez dit, dans l'ordre des choses, la croix de saint André est là avant la croix romaine. Alors, où en êtes-vous dans notre projet ?

Leonardo : Comme tel, il me paraît consistant, Sire. Mais il est impossible. Cette Genèse ne saurait être réalisée par les moyens ni de la peinture ni du dessin. Trop lourds. J'ai dit et redit que la peinture est una cosa mentale, parce qu'elle est plus légère et plus docile que la sculpture et l'architecture, à matériaux résilients. Et aussi parce qu'elle s'étale transversalement devant le regard, et est donc, pour l'Anthropos transversalisé et transversalisant, "une saisie synchrone du monde, égale à l'éternité du regard de Dieu". Mais, quand même ! De l'huile, de la tempera, de la fresque, du gras de crayon, c'est toujours trop épais pour saisir le commencement des commencements, la matière d'avant la matière.

François Ier : Vous connaissez plus léger ?

Leonardo : Oui, la lumière. Non pas celle, surnatuelle, de Fra Angelico, qui, en parfait dominicain thomiste, est arrivé à peindre une clarté qui soit la Substance et l'Essence ultimes et premières, où tous les êtres particuliers se résorbent dans la Justification. "Julio Carlo Argan, Fra Angelico, 1955". Non, il y faudrait la lumière naturelle, subtile infiniment, puisqu'elle passe à travers les vitrages, et fend l'eau selon une dioptrique mathématique. "La Dioptrique de Descartes". Et, pour notre propos, elle serait alors à la fois le peintre, le pinceau et le véhicule coloré, sans que personne d'autre n'intervienne, sinon pour construire une chambre noire, y percer un trou, et disposer à l'opposé du trou une plaque sensible aux rayons lumineux. J'aimerais appeler cela : photographie. En grec, pHôs c'est le lumière, et graphein c'est graver, empreindre, écrire et dessiner.

François Ier : Photographie ? Et, comme je vous connais, Leonardo, cela signifierait, j'imagine,  de nouvelles machines. Curieux vos inventions infatigables de machines, avec le même enthousiasme pour celles qui ne marchent pas que pour celles qui marchent ! Sans doute encore un garde-fou homosexuel contre les abîmes du féminin ? En tout cas, cette machine-ci me fascine. Obliger la lumière à graver, empreindre, écrire, dessiner, c'est bien cela ? Et sans que le photographe, appelons-le comme ça, n'ait guère qu'à viser et déclencher, en plus de choisir ses plaques sensibles, et de les développer ? Et alors, si je vous suis, il faudrait réaliser nos quatre étapes de la Genèse par ce moyen-là ?

Leonardo : Oui. Mais c'est malheureusement plus facile à dire qu'à faire. Je sais bien que Dürer et d'autres sont en train de construire des boîtes claires et des boîtes noires pour faciliter leurs calculs de perspective. Pour ma photographie, il suffirait alors que le petit trou de la boîte noire soit couvert d'un obturateur permettant de régler le temps d'exposition de la plaque sensible. D'autre part, un de ces verres courbes dont les Hollandais font actuellement des lunettes permettrait d'obtenir une meilleure focalisation des rayons lumineux lors du passage par le trou ; appelons cela un objectif. Et on obtiendrait des tirages à volonté en appliquant des calques sensibles sur la surface sensibilisée. Ainsi, lorsque vous recevez des ambassadeurs, vous leur montreriez des photographies de Chambord en construction. Ils seraient si humiliés par vos pouvoirs techniques (magiques ?) qu'ils fuiraient d'épouvante, et vous n'auriez même plus à les vaincre à Marignan. Oui, Sire, nous sommes à la veille d'inventer des lunettes astronomiques et des microscopes. En principe, nous pourrions "photographier" la Lune, les astres, les microbes.

François Ier : Leonardo, je mets tous les moyens de mon royaume à votre disposition. Combien de temps vous faut-il ?

Leonardo : Trois siècles, Sire. (Un long silence). Ce n'est pas la physique qui fait difficulté. Faire une boîte noire c'est de la menuiserie ou de la ferronnerie artisanales. Non, le problème c'est la chimie, les plaques sensibles. J'en ai déjà parlé avec le jeune Paracelse, qui m'a dit qu'il fallait partir de l'argent, que le procédé serait "argentique", un métal pas trop coloré d'avance. Mais Paracelse est un bricoleur, comme tous les alchimistes, qui mélangent des substances sans prendre la peine de les trier et les peser exactement. Il faudra plus de deux siècles encore pour que quelqu'un fasse pour la chimie ce qu'Archimède a fait pour la physique, et donc d'abord détermine précisément des volumes, des poids et des densités. "Lavoisier et sa femme". Que voulez-vous, l'Anthropos, avec son corps angularisant, orthogonalisant, transversalisant, latéralisant, est d'abord spontanément un mécanicien, donc un physicien.  Sa seule chimie est la cuisine, affaire de femmes, pense-t-il. Il aura fallu deux millénaires pour que la Chimie rejoigne la Physique archimédienne.

François Ier : Mais, Leonardo, cette paresse chimique n'est-ce pas aussi que la Chimie est atterrante ? A part quelques empreintes de doigts, toutes les images produites jusqu'ici par l'homme ont été des images tracées, des dessins, des peintures, des architectures, des musiques, des paroles oratoires ou poétiques ; bref, des trucs de bâtisseurs, et de dieux bâtisseurs. Et voilà qu'avec vos plaques sensibles naîtraient des images empreintes, et même des images granulaires, puisqu'elles résulteraient des grains de Paracelse affectés par le flux lumineux admis par un trou. Ainsi, un même objet pourrait être recadré à loisir, réaccentué de mille manières, il n'y aurait même plus vraiment d'Objet, donc plus de Substance avec des Accidents, comme disent nos métaphysiciens, rien qu'une myriade d'événements en apparition fugace. Toutes les philosophies classiques, chacune plasticienne, sont en déroute. Une nouvelle ontologie et une nouvelle épistémologie…

Leonardo : Oui, c'est vrai, la Chimie est atterrante. Et, je ne le confie qu'à vous, c'est elle, la Féminine, qui m'attire le plus dans l'acte de peindre ; j'ai un tel plaisir à la taquiner que certains de mes tableaux se dégradent prématurément. C'est vrai, la Chimie est si loin de nos pensées immédiates que, même quand elle aura pris consistance, l'Anthropos refusera d'en voir les conséquences théoriques, et s'hypnotisera sur ses conséquences pratiques. Hier, quand nous avons parlé des catastrophes élémentaires, nous n'avons envisagé que les formations extérieures, plasticiennes, des choses ; Jéhovah modelant Adam, ou Michel-Ange modelant Moïse. Or, cela ne nous dit pas ce qui se passe dans le tronc ou dans la feuille d'un arbre en croissance. "Kant a réclamé "une gloire éternelle" pour Reimarus, qui en avait fait la remarque.". Seule une Chimie, ou une Biochimie, peut en rendre compte. Inventant des formations non plus plasticiennes, mais, osons lâcher le mot,  des formations séquentielles.

François Ier : Séquentielle, Dieu, où sommes-nous ? "Mais où sont donc Platon et le bon Aristote", aurait dit notre cher Villon ?

Leonardo : Et même, où est le grand Démocrite ? Car, lui, il a vraiment frôlé la solution. S'il s'était seulement dit que, parmi ses atomes, il en avait quatre ou cinq de très fondamentaux "hydrogène, soufre, azote, carbone, oxygène " ; et que ces cinq auraient pu former une vingtaine de molécules ayant la propriété à la fois simple et surpuissante de posséder une partie semblable, par quoi s'attacher, et une partie différente, par quoi différer "nos vingt acides aminés" ; alors il aurait entrevu que ces molécules miraculeuses peuvent s'attacher en chaînes "polymériques" parfois fort longues, lesquelles par leurs séquenciations diverses, seraient capables, en s'enroulant sous l'effet de leurs liaisons chimiques, d'engendrer des milliards de très grosses molécules différentes, "ces molécules nommées protéines par Berzelius, parce qu'elles lui paraissaient de première importance, proteios". Sources suffisantes, pour l'essentiel, des anatomies et des physiologies de tous les vivants. Ainsi, donc, le Vivant serait, comme on l'a toujours cru, une affaire de modelage, de catastrophes élémentaires, mais au coeur du coeur, il serait, ce qu'on n'a jamais imaginé, une affaire de séquenciations, et de reséquenciations. "Ce que René Thom, mathématicien des catastrophes élémentaires, méprisa constamment, parce que ce processus séquenciateur ne donnait pas lieu à une intuition, et que seul l'intuition garantissait, à ses yeux, une ontologie et une épistémologie."

François Ier : Leonardo vous n'êtes pas diabolique, vous êtes le diable même. Car vous venez, sinon d'effacer, du moins de déplacer Dieu. O Tentateur, la création ne serait plus l'affaire d'un Créateur peintre, sculpteur, architecte, poète traçant le monde, mais le témoin d'un processus séquenciateur et reséquenciateur qui suffirait à produire tous les vivants, et de manière imprévisible pour lui. Dieu aventurier d'un Univers aventureux. "Dont on ne pourrait même plus dire qu'il joue ou "ne joue pas aux dés" d'Einstein". Le concept suprême ne serait plus le Logos, la Raison, mais l'Aventure et l'Admiration du Singulier Imprévu. De même qu'avec un clavier d'une vingtaine de touches, le musicien peut faire des milliards de milliards de compositions musicales, ainsi vingt molécules "vingt acides aminés", capables de s'attacher et de se différencier, formeraient tous les arbres, et même tous les animaux de mes forêts. "Le caractère musical des acides aminés est signalé par Dressler et Potter, Discovering Enzymes, Sc.Am. Library, 1991". Cette fois il faut que je dorme vraiment, car ma tête éclate. J'ai un coin tranquille dans un grenier, "mon grenier", que même Claude de France ne connaît pas. Seul mon Chambellan.
 
 
Radisic
 
Radisic, Waldszenen
 
 
Radisic
 
Radisic, Tag n°1
 
 
Le troisième soir

6. Les chemins des écritures

François Ier : Cette fois, je viens pour me délasser, puisque nous n'avons plus rien d'important à décider. Le projet est lumineux, même s'il y faudra quelque temps, vous dites des siècles. En attendant, il serait bon que vous fassiez une esquisse dessinée de notre Genèse en quatre phases, et je maintiens ma commande. A quoi vous ajouterez un texte court pour dire les pouvoirs de votre "photographie" en cette matière, avec quelques schémas des appareils que vous projetez. Que ce serait beau qu'on puisse dire un jour que la photographie a été inventée en France ! Quelle conclusion pour notre musée des machines, ici à Amboise ! Enfin, même si cela déborde un peu le sujet, je veux que vous concluiez par un exposé succinct sur ces formations séquentielles (chimiques), qui pourraient être, dites-vous, la source des formations vivantes. C'est trop essentiel. Le tout fera un bel in-octavo à la façon d'Alde Manuce. Et je laisserai de mon règne un souvenir digne des Très riches heures du Duc de Berry.

Léonardo : Je souhaiterais pourtant faire une remarque ultime, Sire. Je la formule en une phrase, puisque vous êtes venu vous délasser. (Un silence quelque peu solennel). Pour notre Genèse, la photographie analogique, que je viens de vous décrire, manque encore de quelque chose : des propriétés de l'écriture. François Ier : Ah, Leonardo, c'est bien vous, l'écriture et toujours l'écriture. Il y a, dites-vous, des vertus de l'écriture en tant qu'écriture. Et vous écrivez en miroir pour mieux faire apparaître ces propriétés comme telles. Notez que vous avez sans doute raison. Les Chinois ont une intelligence si versatile, dit mon descendant de Marco Polo, parce qu'ils manient des milliers de caractères d'écriture. Les Juifs Massorètes tirent toutes sortes de conclusions du nombre des lettres des mots. Et que seraient les propos de Luther si, au lieu du gothique allemand, ils étaient écrits dans la nudité de l'italique d'Alde Manuce ? Vous m'avez affirmé souvent, et je le crois, que c'est l'écriture des Grecs, égale et complète, qui leur a fait croire qu'un texte est transparent à l'idée, laquelle est transparente à l'Etre, à l'être en tant qu'être (to on è on). Une écriture inventant la Grèce ! Mais quel rôle aurait l'écrit dans une Genèse photographique ?

Léonardo : Eh bien, Sire, une écriture est faite de traits. Les milliers de caractères de l'écriture chinoise sont tous obtenus à partir d'une dizaine de traits. Or, le trait est quelque chose d'extraordinaire dans l'Univers, et il y a fallu l'Anthropos, avec son corps indexateur. Le trait en tant que trait (tractum, tracé, tiré) est de soi vide de sens ; il est seulement oppositif, index pur, c'est-à-dire décharché, désindicialisé, radicalement mathématique. Vous savez que j'aime dire que la mathématique est la théorie générale de indexations, et la pratique absolue des index. Quel est le mérite de nos récents chiffres indiens-arabes, sinon qu'ils sont faits de traits nus, qui en font l'instrument d'une algèbre, impossible en chiffres romains, ou grecs ? Et quelle merveille que ce trait qu'est le zéro, que nous avons refusé pendant des siècles, parce que nous ne voulions pas du néant, alors qu'il est le tremplin de nos algèbres ! C'est le trait des chiffres et des figures qui fait de la mathématique essentiellement une écriture. Sachez-le, si j'avais encore deux ou trois ans devant moi, je les consacrerais à faire une peinture qui conjuguerait les vertus de l'image et du trait.

François Ier : Vous n'y pensez pas, une peinture encore ultérieure à la Joconde ? Leonardo : Oui, franchement. Par le tissage de l'image et du trait (écrit), elle combinerait l'aspect catastrophique, analogique et plastique, des formations vivantes, leur Mécanique, et leur aspect séquentiel, presque purement digital, que nous avons reconnu à leur Chimie. Cela ferait des tableaux mouvants qui se liraient plus transversalement que frontalement, où chaque forme serait en train d'en déclencher une autre. Cet engendrement courrait de traits en traits jusqu'aux bords du cadre, non pour s'y interrompre, mais pour en refluer. Au total, ce serait une Genèse ininterrompue d'organes vivants, d'images, de chiffres (nombres et mots), même de notes de musique. Une Evolution généralisée. J'appellerais cela Les chemins des écritures. On y verrait l'engendrement du Monde, mais bien plus encore l'engendrement de nos Idées, des étapes tantôt ouvertes tantôt souterraines par lesquelles nos imaginations s'avancent et se bousculent dans nos cerveaux, sans que "nous" y soyons pour rien ; qui, au contraire, nous fait "nous", pour autant que nous soyons "nous". Somme toute, il s'agirait, en même temps que le paysage du monde, de "peindre le paysage cérébral". Mais il y a bien des chances que je n'y sois plus l'an prochain. Il y faudra un autre ou une autre, peut-être celle qui un jour complétera mon Anthropos mâle en croix romaine par un Anthropos femelle en croix de saint André. "Les Chemins des écritures de Micheline Lo ?" .

7. La photographie écrivante : les ressources du digital

François Ier : Mais ce que vous envisagez là, Leonardo c'est une Genèse en peinture. Revenons, si vous voulez bien, à votre Genèse en photographie. Laquelle, dites-vous, devrait avoir certaines propriétés de l'écriture.

Léonardo : Oui, une photographie génétique, une photographie de la genèse qui ne serait plus analogique mais digitale. Une photographie ayant recours aux propriétés du trait. Somme toute, le principe en est simple. Les empreintes photographiques, disions-nous, sont composées de grains chimiquement sensibles. Le "photographe", pour reprendre votre mot, est alors obligé de prendre ces grains par paquets, il est donc fatalement dans l'analogie, pas dans l'écriture. Mais un jour, la Physique et la Chimie pourraient changer cela. Seraient conçus des grains sensibles d'une autre nature, dont les réactions à la forme, à la couleur, aux valeurs, aux saturations, etc. seraient traductibles en une suite de décisions 0/1, de bits (BInary digiT). Voilà pourquoi je parle de "photographie digitale". Alors, il serait loisible de manier ces grains un à un. Ou encore selon des groupes parfaitement définis mathématiquement, moyennant des algorithmes. Ce qui permettrait une infinité de modifications d'après des intensités, des taux de courbures, des plans, mille autres inflexions cosmogoniques chaque fois parfaitement déterminables. Au fond, ce serait ces algorithmes qui, dans la "photographie digitale", joueraient le rôle des traits de l'écriture. Dans votre français de la Renaissance, vous n'avez pas peur de créer de nouveaux mots. Laissez-moi alors parler d'une fabrication textique, et d'une lecture textique de la photo. Bref, d'une photographie textique.

François Ier : Et quel avantage pour notre Genèse ?

Leonardo : D'abord, cette photographie-là permettrait certaines leçons concernant la formation des choses, et nous avons déjà effleuré le sujet à l'occasion des figures géométriques en naissance grâce à mon clair-obscur. Des algorithmes appropriés pourraient accentuer certains groupes de transformation générateurs du monde… François Ier : Et quoi encore ?

Leonardo : Ils pourraient rendre sensible la formation multiforme de nos perceptions. En effet, ils attireraient l'attention sur ces phases multiples, ces computerisations successives, qui me sont nécessaires pour que "je voie une bouteille replie d'eau sur une table". D'abord un contraste indécis dans l'environnement ; puis de premières différenciations renforcées par nos relais nerveux ; puis le souvenir de certaines formes et concepts déjà rencontrés, etc. "Kandel, Hubel, David Marr, Orban, Crick, Koch". Fini le point de fuite unique de nos perspectives linéaires. Finies aussi les fragmentations ad libitum. "Les éparpillements du cubisme analytique ?". Non, seraient créées des perspectives multiples et cependant compatibilisables, et même coordonnables. Le spectateur de la photo palperait en quelque sorte le devenir des ses perceptions, leurs "chemins principaux et chemins secondaires". "Déjà le titre de Paul Klee ?".

François Ier : Je compte deux siècles de plus pour notre projet de Genèse ?

Leonardo : Non, Sire, seulement deux guerres mondiales. Car ce n'est pas le nez de Cléopâtre, ni le Prince de notre cher Macchiavelli qui font l'essentiel de l'Histoire. Etant donné qu'il s'agit d'un anthropos angularisant et transversalisant, c'est la succession des types de machines. Nous sommes aujourd'hui au stade des machines d'énergie. Moulins à eau. Moulins à vent. Sans oublier ces petites machines à vapeur que les Grecs avaient inventées pour ouvrir automatiquement les portes des temples, à l'ébaudissement des fidèles. Tout cela peut être amélioré, agrandi jusqu'à lancer mes maquettes d'avions dans le bleu du ciel, et mes maquettes de sous-marins dans le fond des mers ; jusqu'à tirer des obus d'une ville à l'autre. Voilà ce qui aboutira à la première Guerre mondiale. Boucherie brutale, mais d'où sortira une charcuterie raffinée. C'est que, pour tirer des obus sur un avion ou sur un sous-marins, il faut, à côté de machines d'énergie, des machines d'information, réglant des canons capables de suivre une cible en mouvement. Il y aura alors une Deuxième guerre mondiale, où tous ces servo-mécanismes se mettront au point, et au lendemain de laquelle se populariseront des computers digitaux, analogiques, hybrides, qui permettront de manier partout des grains d'informations un à un. Et donc aussi nos grains d'information de la photographie digitale. Auxquels s'appliqueront sans résistance des algorithmes appropriés. Vous voyez l'intérêt d'un musée des machines ici à Amboise.

François Ier : Et c'est cela que vous appelez une photographie écrite ?

Leonardo : Accordez-moi un ultime crochet par les mathématiciens. Certains d'entre eux soutiennent que la mathématique, cette écriture vide de sens, et combinant seulement toutes les indexations montrables et écrivables, construit ou dévoile un réel derrière la réalité (physique, sociale, psychique). "René Lavendhomme, Les Lieux du sujet, 2001". Eh bien, je me risque à dire que les algorithmes de la digitalisation photographique construiront, révèleront un réel de traits, un réel d'écriture, sous la réalité turgescente de la photographie analogique, avec ses significations et ses intentions débordantes. Ce "réel-là" pourrait être seulement structurel. Mais surtout, à mon sens, il serait neurophysiologique, indiquant comment c'est pas à pas et selon des sentiers multiples que nos donnés sensoriels s'organisent en perceptions, du reste jamais achevées.

François Ier : Je ne suis pas sûr de tout comprendre dans vos abstractions. Mais, pour mettre les choses un peu au concret, est-ce que la photographie analogique, la photographie digitale, et aussi vos Chemins des écritures, auraient une puissance égale lors des quatre étapes de notre Genèse ?

Léonardo : Eh bien, je risque un survol. (1) Première série. Pour la topologie générale, celle du Tohu Bohu initial, celle des ailes noires sans vent, la peinture est trop épaisse, comme je vous disais, et la photographie, et surtout la photographie digitalisée fera merveille. (2) Deuxième série. Par contre, pour la topologie différentielle des catastrophes élémentaires, je serais porté à croire que Les Chemins des écritures resteront plus à l'aise, car il s'agit de suivre, méandre par méandre, des mouvements intestins ou mentaux. Mais ne préjugeons de rien, et essayons toujours. (3) Troisième série. Pour les géométries en naissance, l'écriture de la photographie digitale me semble tout à fait adaptée, voire révolutionnaire. (4) Quatrième série. Quand il s'agit de lèvres, de sourire, de volume d'une tête, je crois qu'il y en aura pour toutes les techniques, qu'elles soient photographiques ou picturales.

François Ier : Et seront-ce les mêmes ouvriers qui feraient les photos analogiques et digitales, et aussi les oeuvres plastiques, peintures ou sculptures ?

Leonardo : Je ne voudrais pas m'avancer trop. Mais, comme peintre, architecte et sculpteur, il me semble que pour la photographie digitalisante un esprit sculptural aurait des aptitudes particulières. Chez nous, le sculpteur est celui qui perçoit les surfaces d'un volume comme résultant des pressions de forces intérieures. Voyez les Grecs et Michel-Ange.  "Et la théorie de Rodin". Et aux porches de vos cathédrales, c'est celui qui percevait le rayonnement légèrement bombé d'une intériorité. Mais, ce pourrait être aussi, un jour, celui qui dans un volume quelconque verrait les coupes (les traits, les algorithmes, les écritures) internes par lesquelles il se construit en une ou des perceptions. "Denis Baudier ?". Ce serait celui qui, au lieu de voir des objets sitôt identifiés, sentirait de quelles virtualités constructives ou perceptives ils résultent. Non pas pour une perception ou une construction idéale, qui n'existe pas, mais pour des perceptions et constructions génératives, séquentielles, évolutives. "Il s'agirait de re-présentations au sens neurophysiologique, comme quand de ganglion en ganglion, d'aire en aire, nos systèmes nerveux re-présentent leurs donnés, c'est-à-dire les présentent à nouveau (re) et autrement (re), parfois isotopiquement, parfois allotopiquement, en vue de leurs utilisations motrices, comme y a insisté, dès 1964, J.Z. Young, A Model of the Brains."

François Ier : Et bien, Leonardo, malgré l'effort, je trouve que nous nous sommes délassés quand même. Nous appartenons à cette génération des folies sages, que l'extraordinaire et l'impossible divertissent. Celle de la môria d'Erasme. Celle de la Mandragola de Macchiavelli, la plante qui rend fou, de la même racine grecque que môria. Nous sommes la génération de la savantissime prostituée philosophe de la Celestina de Rojas, qui influencera nos théâtres et nos romans pour un siècle. Voyez nos jeunes. Paracelse est à Bâle et Nostradamus à Salon-de-Provence.
Henri Van Lier
Bruxelles, février 2007


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