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Editorial
Passage à l'acte

Anish Kapoor

Anish Kapoor, My Red Homeland, 2003, au Mac's Grand Hornu
Vaseline, hydraulic motor, steel block
© Nic Tenwiggenhorn, Kunsthaus Bregenz
Courtesy Barbara Gladstone Gallery, New York,
Lisson Gallery, London and Kunsthaus Bregenz

 

L'année qui vient de s'écouler aura vu nombre de manifestations artistiques réunies autour de la question commune, et posée à chacun, du partage du sensible. Derrière cette formulation ramassée s'est dite une nouvelle réappropriation de l'espace à l'aune de sa dramaturgie possible ; si par ce mot on comprend la mise en scène amplifiée de l'œuvre, soit parce qu'elle est engagée dans un récit, soit parce qu'on la pose de telle façon qu'elle puisse s'entretenir avec d'autres disciplines : danse, musique, théâtre ou d'autres médiums sons et images. La pratique artistique suivie de près par la geste curatoriale, plus proche alors d'un art de faire que d'une manière de dire, a ainsi donné lieu à de véritables dispositifs. Pour preuve cette première plongée au cœur des Giardini de l'édition 2005 de la Biennale de Venise, d'où il ressortait clairement que les frontières entre disciplines gagnaient en porosité : les pavillons se trouvaient souvent être le théâtre d'opérations mêlant étroitement dramaturgie et chorégraphie. Balaszc Kicsiny, dans le pavillon hongrois par exemple, modulait des ballets d'hommes pantins disposés selon une théâtralité absurde et machinique pas très éloignée de l'univers de Kantor. Ou encore l'Islandaise Gabriela Fridriksdottir, émule de Mathew Barney, présentait à la fois objets, films, et théâtre de masques sous une forme hybride : un peu caverne d'Ali Baba gothique, un peu chamanisme néobaroque.

D'un autre côté, on a noté une scénarisation croissante des expositions. On pense en particulier à Guillaume Désange et à sa proposition "Pick up" à la galerie Public à Paris. Une manifestation qui explorait la question du fragment, arraché au réel et disséminé dans un espace dont le spectateur-visiteur suivait les avatars selon un parcours scénographié à l'extrême. Ici, on racontait une histoire par des canaux différenciés : l'œil qui voit, la main qui tourne les pages, mais aussi par l'oreille - les voix diffusées dans la pénombre de Dominique Petitgand -. La participation active du public n'était alors pas tant demandée que son attention requise, à lui de bien vouloir se donner à ce moment de suspens dans l'ordre du réel. Harald Szeemann disparu à quelques jours de l'ouverture de son importante "Belgique Visionnaire" en février dernier au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles a sans aucun doute amorcé ce tournant. Lui dont les portraits de curator en artiste, premier initiateur d'une conception de l'exposition non forclose sur elle-même, a fait émerger des propositions à part entière favorisant la rencontre entre l'artiste et son propagateur, mais aussi - et on l'aura vu une fois encore à Bruxelles - entre les œuvres. Une conjonction bienvenue autour d'une thématique d'ensemble si souple que le dialogue était toujours continué entre ces dernières et a pu donner forme et idée à une sorte de vie secrète des objets en l'absence de leur créateur. Harald Szeeman, c'est nous qui soulignons, en homme d'objets, homme de traces et pour finir homme d'espaces toujours à reconstruire, ne communiquait que par fax avec les artistes, et n'aimait rien tant que travailler dans les chambres d'hôtel.

L'œil errant, la plupart des artistes cherchent moins à en diriger le déplacement ou même a contrario à en ordonner le cimentage, qu'à l'apprivoiser. Une ambiance de sens et un sens de l'ambiance ont donc semblé requis entre les éléments stables et instables des représentations plastiques vues cette année. Toutefois, si on ne s'identifie plus à une œuvre pour un artiste, ni à une exposition pour un curator, comment cela peut-il se traduire ?  Peut-être à partir de la considération d'une unité de réel minima, où ce n'est plus le mot, le signifiant, l'idée ou le concept, mais l'agencement qui prévaut. Dès lors, des dispositifs plastiques ont pu parfois se mettre en place en partant de deux ou plusieurs termes. Damien Deroubaix avec "Let there be Rot" (Fun in the Morgue) au Künstlerhaus Bethanien de Berlin pratiquait sa Chirurgie sans anesthésie de la société à coups répétés de black painting placardés, de panneaux à slogans saturant l'espace et réveillant au passage l'atmosphère berlinoise. Car si l'agencement, c'est la sympathie, le co-fonctionnement, il peut tout aussi bien être un agencement dissonant et ne pas naître de la ressemblance univoque des éléments entre eux.

On pourrait très bien imaginer ce dessin d'ensemble comme une réponse à la toute puissance du concept, qui de force est venu pour permettre de s'abstraire de l'encombrement de l'œuvre, de sa forme obligée, au risque parfois de perdre en contenu. Voir à ce propos l'installation fantôme de Rirkrit Tiravanija au Couvent des Cordeliers en février dernier à Paris. L'apparente souplesse de l'esthétique qui assumait son statut de relation faisait d'un parcours qui s'inventait au fur et à mesure par le biais de conférenciers actifs et activés, et autres médiateurs du discours, une réalité de l'œuvre dont l'épiphanie était rendue probable par la grâce de visiteurs réceptacles. L'interaction à l'œuvre dans cette relation non duelle entre l'artiste et le spectateur, entre le spectateur et le conservatoire des œuvres accompagné de leur maître de cérémonie, donnait lieu à un effacement assez troublant des contradictions. De sorte qu'il a semblé que l'on finissait par se soumettre à un étrange impératif de convivialité dans un espace, parce que puissamment relatif, totalement pacifié. Dans le Couvent voulu par Tiravanija : le silence, le sans titre, l'espace vide, toute une addition d'indices à la valeur négative terminaient par opérer une équation mortifère. Or si nous pouvons voir à travers une vitre, pouvons-nous encore toucher, et être touchés placés derrière ? Et la vitre n'est-elle pas également le pendant de la vitrine, le lieu de l'étalage visible et successif pour le promeneur indifférent du dimanche ? Que reste-t-il alors à construire ? De l'éloquence sans doute, et qui plus est contradictoire, dirait Bernhard Rüdiger.

A la galerie Michel Rein à Paris, par quel bout qu'on la prenne, le plasticien Rüdiger pour qui la notion de processus concentre à l'évidence une volonté de mise en scène, la théâtralité s'organisait moins à partir de l'espace que de la durée. Face à son installation, le public se trouvait être un acteur non inerte et semble-t-il, co-créateur de la démarche artistique, puisqu'enroulé dans un flux, un processus de travail au centre d'un tempo rythmé, un coup de cloche provoquant le réveil brutal de la contemplation du spectateur. C'est Anish Kapoor au Mac's, Grand Hornu, avec sa poétique de l'intime au cœur des plus grands déploiements sculpturaux, qui aura aussi contribué à faire montre de talent pour des installations monumentales où l'espace-temps s'est trouvé dépasser les aiguilles des montres, les lieux d'exposition, les cadres. Des réalisations rendues possibles cependant par l'institution qui a pu financer "Melancolia" et les tonnes de paraffine écarlates de son Red Homeland. À l'évidence Kapoor a réussi un coup de maître concevant une esthétique comprise à la fois comme cosmologie et comme sensation pure.

Toujours d'actualité l'activisme, éternel serpent de mer du rapport des artistes à la politique, a ressurgi à la faveur des expositions Jota Castro au Palais de Tokyo à Paris d'abord, et au BPS de Charleroi ensuite. Artiste très en activité dont les visées contestataires restent sujet à caution tant ces manifestes sont surtout performatifs et sporadiques, il a néanmoins mis à plat avec une sincérité presque naïve ce que la demande mercantile mondiale ne cesse depuis toujours d'appuyer : la liberté pour l'artiste au même titre que l'entrepreneur d'entreprendre comme un droit fondamental : "L'artiste doit se prendre en main et oublier un peu l'état afin de pouvoir créer en toute liberté des œuvres et aussi pour payer ses factures." dit-il. En somme, être un créateur qui sert aussi l'intérêt général pourrait être de surcroît celui qui ne lui oppose pas un usage de sa liberté non réglementé. Paradoxe au cœur du débat sur la question de la propriété intellectuelle qui promet un durcissement des conditions de circulation des œuvres, et pose la question finalement de sa diffusion partes extra partes. S'il n'est pas d'art possible sans rémunération, comment faire pour que celui-ci ne rapporte pas toujours aux mêmes cependant ? Le businessman ne dit-il pas au petit Prince que les étoiles sont à lui car il y a pensé le premier ? Être un artiste, un créateur aujourd'hui cela signifie quoi au juste ? Etre le premier ou le plus malin de tous et faire payer sous l'appellation contrôlée du copyright les musées pour le droit d'exploitation exclusive d'une œuvre surtout quand il s'agit d'une installation ? Angel Vergara Santiago demandait récemment, et perfidement peut-être, s'il fallait libérer les artistes libres. Sachant qu'il existe des artistes dont la vigueur créative ne dépend pas de la rémunération qu'ils pourraient tirer de l'exploitation de leur œuvre, on se le demande sans doute d'autant plus. Pour finir nous ne chercherons pas à conclure, espérant seulement encore une nouvelle année riche en mutations.

Editorial de Raya Baudinet
Bruxelles, février 2006

 

Damien Deroubaix

Damien Deroubaix, "sans titre", 2003, aquarelle sur papier
Courtesy in SITU-Fabienne Leclerc, Paris

 
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