La part invisible de l'objet
Pascal Gautrand et Julia Hountou
Pascal Gautrand
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Le texte de Julia Hountou prend pour point de départ un projet photographique mené par Pascal Gautrand entre 1998 et 2009 qui sert de point d'appui à une réflexion autour de la “production en série de pièces uniques” et du caractère humain lié à l'objet de consommation.

Il s'agit d'une série de 430 photos de chaises et autre mobilier photographié au hasard des rues et exposées du 14 mai au 31 juillet 2009, à la Galerie Camàyeux à Marseille.

La réflexion d'un designer, pour concevoir un objet ou un vêtement, implique de prendre en compte, non seulement des valeurs matérielles (pratiques, esthétiques, productiques) mais aussi symboliques (émotionnelles, affectives, caractérielles). Une fois dans la rue, le mobilier est privé de son contexte habituel et surtout de sa fonctionnalité. Sa part symbolique en est, du même coup, exaltée, et c'est ici précisément ce que l'acte de photographier cherche à souligner. L'image réalisée marque le passage ex cathedra du statut de banale coïncidence à celui d'objets dotés de valeurs humaines symboliques.

OBJET (MOBILIER, VÊTEMENT) = VALEURS MATÉRIELLES + VALEURS SYMBOLIQUES



A l'occasion de l'exposition "Ex Cathedra, la part invisible de l'objet" qui a eu lieu à Marseille, à la Galerie Camayeux, du 15 mai au 30 juillet 2009, l'historienne d'art Julia Hountou analyse la série photographique inédite du designer de mode Pascal Gautrand constituée de quatre cent trente clichés de chaises, réalisée entre 1998 et aujourd'hui.

Le titre de l'exposition "Ex Cathedra, la part invisible de l'objet" joue avec la locution adverbiale " ex cathedra " qui indique un ton doctoral, et "cathedra" - l'origine latine du mot chaise - signifiant siège, banc, chaire de professeur et trône. Le mot chaise résulterait de la transformation du " r " de chaire en sifflante " s ". Alors que la chaire désigne le siège d'un personnage important, la chaise est attribuée à un meuble d'usage courant. Pascal Gautrand s'amuse ainsi à valoriser un objet banal dans le contexte ordinaire et quotidien qu'est la rue, afin de l'extraire de cette neutralité, et de lui restituer délibérément sa charge symbolique et affective. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas tant l'objet que sa portée et les valeurs invisibles qu'on lui attribue.

Il mène cette recherche depuis 1998, c'est-à-dire onze ans. Alors étudiant, il réalise un projet lié à son désir de conserver ses souvenirs, pour pallier sa mémoire défaillante : il associe tout d'abord une photographie de chaise et un récit personnel lié à cet objet. Accumuler des traces du passé, depuis son enfance, constitue pour lui une richesse, un véritable trésor. A priori banales, elles deviennent symboliquement et affectivement extrêmement fortes. Par la suite, l'artiste ne cesse de photographier toutes les chaises qu'il croise au cours de ses pérégrinations, telles de précieux témoins de son histoire. Dans le même ordre d'idée, il ramasse de manière systématique des fers à chaussures – il en possède des centaines – en prenant soin de noter où il les trouve. Tels de petits cailloux semés sur sa route, des signes qui lui sont envoyés, ils lui sautent aux yeux. Ces objets abandonnés dans la rue l'interpellent de par le décalage entre leur emplacement public et leur caractère intime. Déplacés et hors d'usage, il ne leur reste plus que leur charge symbolique. Intrinsèquement liées au corps humain, ces choses semblent avoir une personnalité singulière : une chaise renversée donne, par exemple, l'impression d'être en état de faiblesse ; et par projection, son statut renvoie au vécu personnel.

Au sein de la galerie, divers agencements photographiques sont privilégiés en fonction de critères stylistiques, formels, chromatiques, matiéristes, utilitaires… d'où une impression de dialogue, de circulation, de fluidité entre les images. Conçue telle une promenade, une géographie, une cartographie des chaises dans toute leur diversité, cette exposition offre une pluralité de lecture. Mue par des associations intuitives et visuelles, la présentation varie ; et pour éviter le catalogage ou l'effet abécédaire, la forme discursive privilégiée crée une continuité dynamique. Des correspondances plastiques s'établissent entre les clichés issus de moments et lieux distincts, dans un souci de cohésion narrative. L'association de quatre fauteuils en plastique de guingois, renversés et cassés, accuse par exemple le caractère insolite de leur position et leur inutilité fonctionnelle.

D'un cliché à l'autre, le cadrage varie, sans recadrage a posteriori. Certains points de vue focalisent sur une chaise tandis que d'autres prennent en compte l'environnement, la couleur d'un mur, la présence d'une poubelle… Pascal Gautrand se contente d'évoluer autour de l'objet sans jamais le toucher ou le déplacer en vue d'un autre agencement car il souhaite avant tout surligner ces détails de la vie courante. Et si au début de son travail photographique, il ne fixe que le sujet seul, ses cadrages s'élargissent au fur et à mesure de sa quête, l'ambiance, l'espace et le décor alentours participant aussi du caractère de l'image.

Particulièrement sensible à l'ordonnancement aléatoire des éléments, il lui arrive de se raconter une histoire à partir d'une chaise, d'imaginer son appartenance. Dans certains groupes photographiques, les sièges voisinent avec des sacs en plastique qui possèdent leur texture propre, leur spécificité chromatique et formelle. L'accent est alors mis sur ces "personnages " atypiques qui cohabitent. Lors de ces rencontres fortuites, la chaise siège au sein d'une société d'objets hétéroclites : cartons, sacs poubelle, mobilier urbain, trottoirs… La longiligne silhouette d'une planche à repasser se profile au milieu de ce singulier portrait de groupe, à l'air bien vivant, et comme en pleine conversation…

Selon une démarche projective, ces objets acquièrent ainsi un caractère anthropomorphique. Pascal Gautrand mène en effet une réflexion sur les projections, le rapport aux biens matériels, leur symbolique et la manière dont on s'approprie une chaise ou un vêtement. Tel le miroir de nos émotions, de nos sensibilités et de nos croyances, nous nous identifions à ces éléments. La multiplicité stylistique de ces chaises suscite divers sentiments : si certaines paraissent gaies, presque dansantes, d'autres semblent tristes et fatalistes ; la perception que l'on a d'elles dépend bien entendu de l'attachement matériel et de l'expérience personnelle de tout un chacun. Les sièges semblables à ceux des grands-parents réactivent par exemple des souvenirs d'enfance. Selon leur style, ils évoquent un certain mode de vie ou une époque particulière. Ce mobilier abandonné révèle aussi comment l'homme peut désinvestir l'objet du symbolisme qu'il lui avait, jadis, attribué le plus subjectivement du monde. Sorties de leur contexte, dénuées de leur fonction, en fin de vie, ces chaises conservent malgré tout leur charge identitaire. Ces photographies tentent ainsi de suggérer ces éléments invisibles, symboliques et affectifs, au-delà de l'esthétique et de la simple fonctionnalité.

Cette série photographique, qui équivaut également à un parcours dans l'histoire du design de la chaise, montre comment l'essor des genres est lié aux pratiques culturelles. Ces clichés révèlent combien le design réinvente sans cesse la question de l'aménagement intérieur et du mobilier, dans un souci ergonomique, fonctionnel et parfois ludique. Le design va au-delà de la stricte fonction de " s'asseoir " en cherchant la forme idéalement adaptée aux usages : siège de bureau, tabouret de bar, fauteuil Louis XVI, chaise longue… Bref, ces images kaléidoscopiques dévoilent à quel point ces meubles a priori communs se prêtent paradoxalement, parfaitement, aux permutations et variations, à partir de matériaux divers : tubes métalliques, bois massif, contre-plaqué, plastique, mousse polyuréthane…

Représentatifs de divers styles, ces " portraits " de chaises évoquent d'autre part les différents modes de vie, tels des témoins sociaux. " La configuration du mobilier est une image fidèle des structures familiales et sociales d'une époque. " En écho aux écrits de Jean Baudrillard sur l'évolution que connaît l'ameublement dans les intérieurs des classes moyennes, Pascal Gautrand s'interroge sur le sens nouveau que trouvent ces objets dans la vie quotidienne.

Par ailleurs, la multiplicité des expressions liées à cet objet est tout à fait évocatrice des connotations hiérarchiques et statutaires que l'on y associe. Les formules : " Être assis le cul entre deux chaises ", " mener une vie de bâton de chaise ", " le jeu des chaises musicales " sont bien révélatrices du fonctionnement et du statut sociaux. Céder sa place, se lever ou rester assis lorsque quelqu'un entre dans une pièce… constituent autant de conventions sociales significatives.

Symptomatiques de notre société de consommation, ces images de chaises abandonnées révèlent de surcroît comment s'instaure un rapport d'accumulation sans cesse croissant aux objets, selon une dynamique consumériste. La question de la surproduction et du gâchis dans nos sociétés industrialisées est alors soulevée : pourquoi jeter des meubles parfois en bon état alors que certains n'ont pas de quoi subvenir à leurs besoins ? Livrant en filigrane les mécanismes qui régissent nos pulsions consommatrices, ces photographies focalisent ainsi sur les rebuts, contrepartie de la surabondance et de l'excès. Ces déchets, ces " res delictae ", pointent la dépréciation réelle et constatée de l'objet : la chaise n'a plus de fonction affectée ; en outre, on trouve des prétextes à son inutilité, elle est gênante, encombrante. Il faut donc l'éloigner, la mettre en marge. Et pour mieux fonder son exclusion, on lui attribue une nuisance plus ou moins fondée : laide, sale, désuète… Il paraît alors nécessaire de la dissimuler, l'évincer, l'abandonner. C'est précisément ce processus d'ostracisme qui a poussé Pascal Gautrand à immortaliser ces multiples chaises " orphelines " en leur conférant une seconde vie.
 
Julia Hountou,
Académie de France - Villa Médicis,
Rome, juillet 2009
 
 
Galerie Camayeux, Les Tilleuls (bât. 20) 55 avenue de Valdonne 13013 Marseille
www.camayeuxmarseille.com


Julia Hountou
Docteur en Histoire de l'art contemporain,
Pensionnaire en histoire de l'art à l'Académie de France à Rome - Villa Médicis

Julia Hountou a travaillé sur Les Actions de Gina Pane de 1968 à 1981 dans le cadre de son doctorat soutenu à l'Université de Paris I – Panthéon – Sorbonne. Sa thèse a pris la forme d'un ouvrage intitulé Les Actions de Gina Pane de 1968 à 1981 : De la fusion avec la nature à l'empathie sociale qui doit paraître prochainement aux éditions des Archives Contemporaines, en collaboration avec l'École Normale Supérieure des Lettres et Sciences Humaines de Lyon.
Co-auteur du livre Gina Pane - Lettre à un(e) inconnu(e) (E.N.S. B-a, Coll. Ecrits d'artistes) avec B. Chavanne et A. Marchand, elle collabore avec diverses revues : Etudes photographiques. Chimères (revue des schizoanalyses fondée par Gilles Deleuze et Félix Guattari). Ligeia, dossiers sur l'art. La Nouvelle Revue d'Esthétique. Verso Arts et Lettres. PerformArts. Art présence. Flux News. Turbulences vidéo. Lunes (Réalités, Parcours, Représentations de Femmes). Et plusieurs sites internet : exporevue.com, PerformArts, uneexpo.com.
Auteur du catalogue de l'exposition « Rafael Mahdavi », à l'ÉSAD d'Amiens en avril 2009, elle a également contribué à la rédaction du catalogue de l'exposition Michel Journiac (Ed. Les musées de Strasbourg et ENSB-a de Paris) en 2004.


Pascal Gautrand
Styliste et graphiste,
Pensionnaire en Design de mode à l'Académie de France à Rome - Villa Médicis

Né en 1974, Pascal Gautrand styliste et graphiste freelance, est le tout premier à avoir obtenu une résidence à la Villa Médicis dans la section Design de Mode. Suite à une formation en stylisme, il complète un cursus en conception et création textile à l'ESAAT à Roubaix, par une année de spécialisation en management des métiers de la mode et du textile à l'Institut de la Mode à Paris.
C'est grâce à l'expérience acquise au cour de ses missions de consultant indépendant qu'il développe depuis 1999 une réflexion sur le système de la mode au travers de projets personnels en photographie, vidéo et stylisme…
Ses travaux et collections ont été présentés en divers endroits : Fashion Lab à New York (1998), ESSAT à Roubaix (1998), Salon Casabo à Paris (1999), exposition itinérante B-shirt organisée par le magazine i-D à Londres (2003), Espace Khiasma aux Lilas (2006), Galerie Valentina Moncada à Rome (2009).

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