Les Orientales
 
Les Orientales
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Les Orientales

Alexandre Cabanel, Albaydé, 1848, huile sur toile, Montpellier,
© Musée Fabre de Montpellier Agglomération - Frédéric Jaulmes

 
 
 
 
Au sein d'une production littéraire dont la qualité n'égale que la quantité, Victor Hugo livrait avec Les Orientales un puissant catalyseur d'images et de sensations à l'esprit romantique. Deux ans après avoir revendiqué la liberté esthétique et la noblesse du drame comme genre théâtral dans sa préface à Cromwell, ce géant des lettres publiait en 1829 un recueil de poèmes puissamment évocateurs_ mélange capiteux de rêveries et d'actualités, d'ailleurs et de maintenant. Musiciens et peintres ne s'y trompèrent pas, en puisant dans l'univers hugolien la matière à leurs cantates ou toiles, de Berlioz à Henner. Aujourd'hui encore, le verbe du poète n'en finit pas de subjuguer mais Hugo, somme toute, ne faisait que succomber à la soif d'un nouvel exotisme. En lieu et place de la Chine qui captiva le XVIIIe siècle, le Proche-Orient offrait d'autres rêves, de nouveaux sujets, des terres inconnues. Les élèves de David, pourtant formés dans le culte de l'Antiquité classique, s'essayèrent les premiers à l'exaltation de ces régions, tout justes parcourues par Bonaparte et ses soldats. Leurs tableaux célébraient "un Mahomet d'Occident", comme Hugo surnomme dans Lui (XL) le jeune général corse menant les campagnes d'Égypte et de Syrie. L'expédition tourna en réalité à la débâcle militaire, mais éveilla l'intérêt des intellectuels, scientifiques et curieux, décidés à rejoindre l'autre rive de la Méditerranée. Serait-ce l'appel de l'Orient qui dirige les regards vers le lointain de Lamartine, fervent catholique parti à Jérusalem, et Byron portraiturés ? L'attitude du poète anglais semble même une acceptation de son destin tragique : mourir à Missolonghi pour libérer la Grèce du joug ottoman.

La guerre d'indépendance grecque, justement, se termina l'année même de la publication des Orientales. Encore brûlants, les récents événements enflammèrent Hugo dans plusieurs compositions, revendiquant autant la liberté des opprimés que le combat contre l'islam. Dans Navarin (V), à "Grèce ! Grèce ! Grèce ! tu meurs. Pauvre peuple en détresse" fait suite "le vrai Dieu sous ses pieds foulant le faux prophète". Des points de vue contrastés, mais nullement contradictoires, assez proches des interrogations politiques de l'auteur tout au long de son existence. Les peintres n'affirmaient pas une position plus tranchée. Orientaliste, Girodet ou Géricault peignant Mustapha Sussen, la moustache hirsute, le teint buriné et la tenue aux couleurs vives du monde ottoman ; Delacroix et Ary Scheffer immortalisant l'héroïsme des insurgés grecs avec la fougue d'une nouvelle peinture d'histoire militante ; Delacroix encore, brossant le comte Palatiano en costume souliote, comme s'il se vêtait de la fierté reconquise, dans un cadre de plein air non moins épique ; David d'Angers, pleurant le "martyre" Marc Botzaris à travers une petite fille affligée qui porte la douleur de tout un peuple. "Un enfant aux yeux bleu, un enfant grec assis, / Courbait sa tête humiliée ;" (L'Enfant, XVIII), reprend le poète.

Une fois le deuil passé, revient le pittoresque allègre. Hugo ne se rendit jamais physiquement en Orient, mais son esprit vagabonda à Jérusalem ou Istanbul grâce aux innombrables dessins ou planches gravés des artistes voyageurs. Peut-être vit-il les carnets maghrébins de Delacroix ? L'écrivain ne dépassa pas l'Espagne et ses vestiges maures, soit l'Orient au cœur de l'Europe. La passion hispanique surgit à travers quelques feuilles, esquissées à l'aide de la plume, du lavis, de souvenirs et d'errances. Espagne. Un de mes châteaux, s'intitule un de ces caprices en demi-teinte. Honneur à la mesure de ses joyaux, la cité de l'Alhambra eut droit à tout un poème, pas moins suggestif que les dessins : "Grenade a plus de merveilles / Que n'a de graines vermeilles / Le beau fruit de ses vallons ;" (Grenade, XXXI).

"Le bois entier hurle et fourmille", prévient-on dans Nourmahal la Rousse (XXVII). Trop heureux d'approcher les fauves sans crainte, Delacroix et Barry profitaient à Paris du spectacle des lions et tigres enfermés au Jardin des Plantes ; ils s'empressaient alors de les libérer, en bronze ou sur la toile, dans un déchaînement de crocs et de griffes nécessaire à la survie des bêtes sauvages. Avec Mazeppa, emprunt de Hugo à l'œuvre byronien, la relation entre l'homme et l'animal frôle le trépas, tant se fait rude le supplice. Le drame de cet homme ligoté sur un cheval au galop devient un martyre profane chez Horace Vernet. Son ami Géricault plonge des corps informes dans la nuit glacée_ œuvre a posteriori annonciatrice, car l'artiste mourut de sa passion immodérée pour le noble destrier…

Comment parler d'orientalisme sans évoquer ses élucubrations érotiques, moyen pour l'Occident de satisfaire amplement ses désirs, grâce au prétexte de l'étranger ? Le fantasme devient d'autant plus exaltant avec une prisonnière, soumise à toute tentation. D'un tempérament sensualiste, Hugo sait aussi sonder le sentiment sous la chair. Empruntant son titre et son sujet à un poème des Orientales, La Captive de Chassériau s'attache à une indolente peinée, dont le regard se détourne comme pour dire : "Pourtant j'aime une rive / Où jamais des hivers / Le souffle froid n'arrive / Par les vitraux ouverts" (La Captive, IX). Chassériau revint plusieurs fois sur le thème des belles cloîtrées au harem, s'aventurant en des lieux d'intimité où le regard mâle est normalement banni. Des Mauresques en pleine toilette semblent offrir leur beauté en toute innocence. Rien de bien réel, tout comme chez Delacroix avant son périple en Afrique du Nord : entourée d'accessoires de fortune, la peau claire bien nue, une Parisienne pose avec un faux air d'odalisque. L'Orient doit rester une chimère pour exercer sa fascination. Inspirée à Cabanel par Les Tronçons du serpent (XXVI), Albaydé présente tous les aspects de la funeste femme fatale, une icône vénéneuse procurant la jouissance avant la déchéance. Plus tendre, Sara la baigneuse reste un songe prude au clair de lune, qu'un artiste ose à peine imaginer. Tout cela n'était donc que le plus doux des mirages auquel il fallait croire, car la poésie se confond avec la création. Quand la vision s'est enfin évanouie, le retour à Paris prend un goût amer. La grisaille de Novembre (XLI) a éteint les lueurs chaudes des contrées juives et musulmanes. "Ton beau rêve d'Asie avorte, et tu ne vois / Sous tes yeux que la rue au bruit accoutumée". Déjà, dans les brumes froides de la capitale, se dressent deux tours glorieuses. Ce sera Notre-Dame de Paris en 1831.
 
Benjamin Couilleaux
Paris, juin 2010
 
 
Les Orientales,
Maison de Victor Hugo, Hôtel de Rohan-Guéménée, 6, Place des Vosges, 75004 Paris
www.paris.fr, du 26 mars au 4 juillet 2010

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