Le romancier, l'artiste et les papillons
Vladimir Nabokov
filet à papillons
"Les crochets miniatures d'un papillon mâle ne sont rien comparés
aux serres d'aigle de la littérature qui me déchirent nuit et jour."
Nabokov
 
Vladimir Nabokov est né en 1899, à St. Pétersbourg (Russie). Il décède près de Montreux (Suisse) en 1977. Rappelons immédiatement que Lolita fut publié à Paris en 1955, chez Olympia Press avant de paraître aux États-Unis, en 1958. Comme le furent les livres de Joyce (Ulysses), Henry Miller (Tropiques du cancer et Tropique du Capricorne) et William S. Burroughs avec Le Festin nu (The Naked Lunch). Maurice Couturier rappelle l'importance de la publication de Lolita et de son succès mondial. Gallimard publiera les quatorze romans et textes (dès 1939 avec La Méprise dont Fassbinder a tiré un film avec Dirk Bogarde), et notamment Autres rivages (Speak, Memory) en 1961, qui est une autobiographie originale de l'auteur. Son dernier roman Ada ou l'ardeur paraîtra en 1969, et traduit en France en 1975.

Ce volume regroupe cinq romans : Pnine, Feu pâle, Ada ou l'ardeur, La Transparence des choses, Regarde, regarde les arlequins et le livre inachevé : L'original de Laura (C'est plutôt drôle de mourir - Dying is Fun), 2009, publié par son fils Dmitri Nabokov, dans une édition magnifique en Angleterre et aux Etats-Unis – avant l'édition française – regroupant en fac-similé les 138 fiches organisés et laissées par l'auteur (dans une boîte à chaussures) pour le plan de son livre lesquelles sont perforées et détachables dans le volume, et, si l'on veut il faudrait avoir deux volumes de cette édition ! – les fiches étant une habitude que l'auteur avait pour base de ses livres – le magnifique design a été réalisé par Chip Kidd. Un objet d'art incomparable ! Que j'ai pu commander lors de la sortie de L'Original… Les derniers mots consignés par Nabokov sont une série de synonymes du verbe "effacer" — supprimer, gommer, biffer, éliminer, rayer, oblitérer… Tout un programme qui rejoint le thème de l'histoire de Philip Wild dans ce manuscrit… interrompu. Ironie ! Schlegel écrivait que " L'ironie est la claire conscience de l'agilité éternelle et la plénitude infinie du chaos". Il faut lire les notes du volume de la Pléiade concernant ce mystère intrinsèque à toute l'œuvre, pourrait-on dire de Nabokov. Ce roman en cours devait être détruit si Nabokov ne pouvait l'achever comme il le stipulait à sa femme Véra et à son fils, Dmitri. Véra s'éteint en 1991. Le texte reste dans le coffre d'une banque suisse. Dmitri, unique héritier, sollicite des avis d'écrivains anglo-saxons de renom, tel que John Banville, par exemple. En 2008, il prend la décision de publier le roman ; il parait en novembre 2009. La bombe est lâchée ! Le romancier anglais, Martin Amis, écrira que c'est à "cette échelle un accident nucléaire" ! Qu'importe les commentaires, cela reste un document, le punto finale, Ou bien comme il le disait si bien : "L'échiquier est un champ magnétique, un système de forces et d'abîmes, un firmament qui s'étoile." Revenons à cette œuvre exemplaire, et notamment à la passion que Nabokov développait pour les lépidoptères. Le romancier de Lolita ne parlait presque jamais de sa passion d'entomologiste. Quand il avait un moment de répit, sa seule hâte était d'aller – régulièrement – dans les Pyrénées-Orientales, à Boulou, en Italie ou dans les Alpes, à la chasse aux Papillons. Ce qui importait le plus à l'auteur de Machenka, Ada ou L'Ardeur, Mademoiselle O, Le Don, La Transparence des choses, c'était la création de métaphores, à travers quelques personnages, véritables archétypes. Van Veen dans Ada dit : "Le Temps est un milieu fluide pour la culture des métaphores." Délicatesse, élégance, légèreté. Cette légèreté qui évoque les fictions et notamment Roi, dame, valet ou Détail d'un coucher de soleil. Détail, c'est le mot clé de cette œuvre. Tous les grands artistes en savent quelque chose.

On ne s'imagine pas le nombre exact de romans que Vladimir Nabokov (1899 – 1977) a écrit. Soit dix-neuf romans, auxquels s'ajoutent des nouvelles et des essais sur Gogol (où il dévoile en partie son art d'écrire et son esthétique de romancier), Joyce, Flaubert, Pouchkine, etc. Parmi ses romans, il faut citer La défense Loujine, Rire dans la nuit, La Méprise, Pnine, qui sont autant de pièces maîtresses dans son œuvre. Ses inventions narratives et la création d'archétypes l'inscrivent dans la lignée d'un Proust, d'un Joyce, d'un Tanizaki – tous inventeurs de formes : la créativité sans fond ! Nabokov réinvente une perception du présent, un déchiffrement des rapports homme/femme, explore des sensations érotiques et des modèles, totalement incarnés par des personnages, des figures mêmes de l'écriture. Disons d'emblée qu'il a inventé dans la seconde partie du XXe siècle, un archétype : Lolita – un modèle du genre, sans équivalent. D'où vient cette histoire de nymphette ? De sa passion de lépidoptériste ? Une métaphore présente dans toute son œuvre. Les papillons sont des métaphores de personnages. Ainsi dans chaque livre résonne un champ immense de significations. L'admirable Robert-le-diable, que Nabokov entreprend en 1959, raconte l'histoire d'un entomologiste qui prête un papillon extraordinaire, aberration génétique, à un collègue. Mais un membre de la famille de celui-ci perd ce papillon et lui substitue un ‘Robert-le-diable', dont il découpe les ailes pour leur donner la forme de celles de l'échantillon disparu, – stratagème invraisemblable aux yeux d'un lépidoptériste. Écoutons encore de plus près l'auteur d'Ada ou l'ardeur : "Résumons-nous : l'histoire chemine ainsi : marmonnement, marmonnement, élan lyrique, marmonnement, élan lyrique, marmonnement, élan lyrique, marmonnement, apogée du fantastique, marmonnement, marmonnement, puis retour à ce chaos d'où tous étaient issus. A ce niveau extraordinaire de l'art, la littérature n'a bien entendu pas à se préoccuper de plaindre les opprimés ou de maudire les oppresseurs. Elle fait appel à ce puits secret de l'âme humaine où les ombres des autres mondes défilent comme les ombres de navires inconnus et silencieux." Les papillons volettent partout dans ses romans. Il en aura capturé plus de 4320 durant son travail d'entomologiste. Melissa et Anneta : "En tant qu'ancienne maîtresse de jardin d'enfants, trancha Annette, toujours secourable, je peux te dire qu'il s'agit d'une vanesse des plus ordinaires (krapivnitsa). Que de petites mains ont arraché ses ailes pour venir me les soumettre et quêter mon approbation !" Il ne manquera jamais d'insister que (ses) "plaisirs sont les plus intenses que puisse connaître l'homme : écrire et chasser le papillon…". Sa collection sera montrée au Musée du Vieux-Montreux (en 1999).

La métaphore est la figure préférée de l'œuvre de Nabokov. Elle agit dans les romans comme des tremplins impromptus de sens, des aiguillons, des échappées vers des traits d'esprits inattendus parsemés d'humour et d'ironie active ! Dans les essais, Nabokov avait longuement abordé le sens du mot Poschlust, les formes désuètes narratives, l'esprit provincial des histoires, le mauvais goût, les formes de kitsch… Ces différents aspects du sens de ce mot est mis en exergue par Nabokov, lors d'une digression à partir des Âmes mortes de Gogol. L'exemple se rapporte notamment à une littérature truffée d'aberrations. "Le Poschlust est particulièrement fort et pervers lorsque le trucage n'est pas évident et que les valeurs qu'il singe sont considérées, à tort ou à raison, relever du niveau le plus élevé de l'art, de la pensée ou de l'émotion." Ce mot indique et signifie les caractéristiques les plus désuètes, les plus naïves et les plus fausses contenues dans les romans ou dans un tableau.

Nabokov citait souvent ce mot de l'auteur de Lord Jim : "La littérature comme l'art doivent se justifier à chaque ligne". (Joseph Conrad) Le mot est une ligne, un volume, une image, un son. Il est des gens pour trouver odieux de parodier. À la manière de Sterne, Nabokov joue de l'ironie, d'une haute forme d'humour en décentrant son sujet et en le déconstruisant, pour mieux perdre son lecteur. À qui, par ailleurs, il demande de le suivre dans l'élaboration de son écriture.

L'œuvre de Nabokov est un tissu, une tresse infinie de métaphores. Chaque personnage, dans chaque histoire, se reflète dans un univers précis, calculé, où les espaces ne s'interpénètrent pas vraiment ; cependant chaque élément du puzzle porte un nom. C'est le nom, ainsi que tout ce qui s'y rattache, le nom des personnages, qui me semble ici très important. Quelle invention !

Prenons Machenka. Le prénom féminin du premier roman de Nabokov déploie des mots et des connotations en diverses langues : par exemple, "mat i matchékha", signifie été, ou spring cinquefoil, soit quintefeuille printanière. Les lettres de Machenka sont comparées à des papillons "comme de blanches piérides du chou". C'est le roman de la moiteur humaine, dira-t-il. Et la chevelure de Lolita est une "moirure soyeuse sur les tempes".

Dans le premier scénario de Lolita qu'il écrivit pour Kubrick, scénario jamais adapté, Nabokov se réservait une scène en chasseur de papillons (à la manière d'un Hitchcock). La nymphe a affaire au temps, à la transformation. Va-t-elle se métamorphoser ou va-t-elle rester à l'état de Pupe. Lolita grandira-t-elle ? L'histoire de la ‘nymphette' - mot inventé par Nabokov – et du mot anglais ‘nymphet', forme toute la circulation du sens dans le roman qui s'y rattache, ainsi que les mots ‘maiden' ou ‘bride'. Par extension, c'est le démon représenté comme une belle petite fille. Une Nymphe des bois (dryade) ou naïade (des eaux). La nature de Lolita n'est pas humaine mais "nymphic". Ce mot, habituellement utilisé en entomologie, avec de subtiles connotations de sens - dans le cas de Lolita - est une métaphore de la jeunesse, que Nabokov a utilisé sans aucunes références aux lépidoptères, et sans intention de malice ni de falsification. La ‘nymph' est aussi l'état intermédiaire entre la larve et l'imago d'un insecte n'ayant pas encore accompli sa complète métamorphose. Humbert place la discussion entre nymphettes et non-nymphettes – qui est aussi une manière de distinguer entre les papillons de nuit (moth) et les autres papillons.

Mais revenons à la chasse aux papillons. La "chasse à la femelle", qui est très spécialisée, se pratique avec une femelle captive. Elle ne permet de capturer que les mâles d'une espèce bien précise. De nombreuses femelles émettent des phéromones (attractifs sexuels sécrétés par des glandes abdominales), lesquelles captées par des récepteurs olfactifs situés sur les antennes des mâles, attirent ceux-ci depuis des distances très grandes. Les incarnations de l'imagination de Nabokov ne sont pas dénuées de correspondances. Icaricia, est le nom d'un papillon donné par Nabokov, de la famille des Lycaenidae. La figure d'Icare est présente dans Roi, dame, valet. Et "Zachtchita Loujina", un nouveau papillon apparaît dans La défense Loujine.

Tout en évoquant la Pupe, la nymphe, c'est la notion du Temps qui apparaît chez Nabokov et notamment dans Ada ou l'Ardeur, par la voix de son personnage Van Veen. Ce dernier écrit un texte intitulé La texture du Temps : "le temps réel était en rapport avec l'intervalle qui sépare les événements et non leur déroulement, leur combinaison ou l'ombre qu'ils projettent sur la figure où transpire la pure, l'impénétrable texture du temps."

Est-ce une métaphore de la création littéraire ?

Pourquoi pas se ‘nymphoser' – c'est-à-dire devenir Pupe. Mot que reprendra Dmitri Nabokov dans la préface à L'Original de Laura… quand il raconte la genèse du livre. Lolita est une nymphette et une métaphore appropriée. "Nymphets are girl-children, not starlets and ‘sex-kittens'". Il ne manquera jamais de le dire sans cesse dans ses interviews, et notamment quand il est passé à la télévision chez Bernard Pivot, en mai 1975. Il ajoutera ce mot final : "Je conçois très bien une autre vie, dans laquelle je ne serais pas romancier, locataire heureux d'une tour de Babel en ivoire, mais quelqu'un de tout aussi heureux, d'une autre manière : un obscur entomologiste qui passe l'été à chasser les papillons dans des contrées fabuleuses et qui passe l'hiver à classifier ses découvertes dans un laboratoire."

Mais revenons un peu sur terre avec ce volume enchanteur qui nous permet de le relire … Toute réalité est un masque, écrit Nabokov à propos de Gogol.
 
Patrick Amine
Paris, mars 2021

filet à papillons

 
 
Vladimir Nabokov : Le romancier, l'artiste et les papillons
Œuvres romanesques complètes, T III. Coll. La Pléiade, n° 648. Ed. Gallimard.
Edition publiée sous la direction de Maurice Couturier

Bibliographie :
Œuvres romanesques complètes T. 3, (Coll. Pléiade - Gallimard, mars 2021) ; Nouvelles et Parti pris (Ed. Laffont) ; La biographie de William Boyd, 2 Vol. Les années américaines (Gallimard) et Véra la vie avec Nabokov par Stacy Schiff (Ed Grasset). On trouvera les romans en Folio, Gallimard. Les essais sur la littérature anglaise, française et russe sont parus, en format poche, aux Ed. Stock.

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