C'est la vie !
Vanités de Caravage à Damien Hirst
Vanités de Caravage à Damien Hirst
Vanités de Caravage à Damien Hirst
Vanités de Caravage à Damien Hirst
Vanités de Caravage à Damien Hirst
Vanités de Caravage à Damien Hirst
Vanités de Caravage à Damien Hirst
Vanités de Caravage à Damien Hirst
Vanités de Caravage à Damien Hirst
Vanités de Caravage à Damien Hirst
Vanités de Caravage à Damien Hirst
 

Vanités de Caravage à Damien Hirst

Suzanne Gulliver, Bague au cercueil ouvert / Personnage de la mort armé de la Faux / Bague au crâne fleuri,
1960, argent, Collection galerie Yves Gastou

 
 
 
 
Pour sa première exposition en tant que directrice artistique du Musée Maillol, Patrizia Nitti met à l'honneur un sujet omniprésent dans l'histoire de l'art mais rarement abordé par une manifestation grand public. L'effroi actuel de la mort, qui se résume souvent à sa négation, peut expliquer cette négligence, mais aussi et surtout la richesse quantitative comme sémantique du sujet. On saluera ce bel essai, avec peu à redire, si ce n'est un éclatement du parcours sur les trois niveaux, source parfois d'une hésitation entre thématique et chronologique. Le choix des périodes temporelles peut également prêter à discussion. Certes, le Musée Maillol est essentiellement dédié au XXe siècle, et il semble tout à fait cohérent qu'une large part soit accordée à cette période. Est-ce parce que la responsable de l'accrochage travailla auparavant au Musée du Luxembourg, où alternaient les expositions sur la Renaissance et l'art moderne, qu'est complètement occulté le Moyen Âge ? Les images morbides d'un XIVe siècle traumatisé par la peste de 1348, avec les trois vifs et les trois morts et autres images squelettiques, auraient pu également être de la partie. Néanmoins, s'arrêter sur ces éléments serait fort injuste, tant le parcours rappelle combien la production esthétique ne se résume pas à la beauté mais invite à une réflexion au-delà de la matière.

Première étape, le monde actuel, où la vanité a paradoxalement retrouvé une nouvelle jeunesse. Avec le retour d'une certaine figuration dans les années 1960, reviennent aussi les sujets omniprésents dans la tradition occidentale. Un revival du crâne, donc, qu'expliquent d'incessants génocides, le triomphe du matérialisme sur les vieilles croyances ou les ravages de ce fléau insidieux qu'est le sida. Andy Warhol est un des premiers à inaugurer cette nouvelle danse macabre, par le ricanement troublant de son Skull (1976). Cette apparition brutale provoque le même effet avec d'autres avatars du memento mori. Georg Baselitz renverse le motif (Hemble, 2004), Grani amb Taronja (2007) de Miquel Barcelo donne seulement à voir l'arrière de cette masse osseuse monumentalisée. Ainsi le dépouillement force la crainte et le questionnement. Cette inquiétude prend une autre tournure chez les artistes marqués par les épreuves de la vie : Jean-Michel Basquiat, trompe-la-mort jusqu'à la fatale overdose, invoque les traditions vaudou pour les mêler à son esthétique urbaine (Do not Revenge, 1982) ; le séropositif Keith Haring fait sortir ses habituelles silhouettes d'orbites creuses (Untitled, 1983) ; Tête de mort II (1988) de Niki de Saint Phalle affiche un cœur renversé_ allusion au viol par son père ?

Moins dramatiques et introspectives, les créations récentes hésitent entre humour et désarroi, mais toujours pour parer à l'inéluctable dans un monde qui voudrait l'oublier. Le ton est résolument politique dans C.B.1 (2009) de Subodh Gupta, où la bordure métallique, composée de vaisselle de table, évoque la persistance de la faim, tout comme Tendre de noir-Identité nationale (2008) se réfère explicitement à la politique sarkozyste. Le monde de l'enfance permet de s'interroger sur l'innocence, de Gants-tête (1999) constitué de gants et de crayons de couleur, à la plus acerbe vidéo de Paolo Canevari, Bouncing Skull (2007). On y voit un enfant qui dribble avec un crâne sur un terrain vague, devant un immeuble en ruines : reflet d'une pauvreté ordinaire, qui survit à la guerre, sans pourtant échapper au funeste. Revendiquant une culture hispanique, Jean-Michel Alberola clame tempus fugit dans Vanité II (1996), horloge adoptant la silhouette d'un crâne, et revient au néant métaphysique, soit Rien (1995), structure néon dans laquelle le mot épouse une structure osseuse, omniprésente. Quant à Daniel Spoerri, il se fait volontiers caustique par la combinaison d'un tapis illustré et d'un vrai squelette, La Lionne et le chasseur (1988).
Et voilà que la mort devient chic grâce à Damien Hirst et son célèbre crâne de diamants, le rayonnant For the Love of God, Laugh (2007). La dérision du britannique à l'égard du religieux va plus loin encore, avec The Death of God (2006) : un cercle, forme divine par excellence, au milieu duquel se détache une espèce de tête de mouche. L'insecte sert également chez Hirst à façonner une série de crânes, The Fear of Death (2007), à travers un troublant raccourci entre la corruption de la chair et ce qu'il en reste après. Cette fascination n'a finalement rien de nouveau et s'inscrit dans la droite lignée du fatras des cabinets de curiosité, dans lesquels princes et érudits des Temps modernes collectionnaient entre autres des artefacts mortuaires. C'est durant la Renaissance, dont on ne saurait exagérer l'optimisme, qu'un artiste comme Holbein fournit des gravures où la vie se voit constamment accompagnée de sa fin, tel ce couple d'amoureux dérangés par un squelette. On doit aussi à cet artiste la fameuse anamorphose des Ambassadeurs, procédé optique largement repris par la suite, comme si la mort se révélait à travers un jeu dont elle est toujours gagnante. Faut-il rattacher à cette tendance l'Ecce Omo (1957) de Paul Delvaux ? Cette immense crucifixion où s'agitent près du Christ des squelettes, les uns priant ou d'autres souffrant comme les larrons, tient en tout cas moins de l'attaque religieuse pratiquée allègrement par les surréalistes, que d'une tradition flamande plaçant depuis Bosch le destin errant de l'homme sous le signe implacable du divin.

Les possibilités techniques de la photographie ont permis aux artistes d'esthétiser le funèbre avec une finesse pénétrante. Relecture de Hamlet, Shakespeare (1979) d'Helmut Newton emploie la radiographie pour associer la tête d'un modèle à une somptueuse parure de diamants, selon un rapprochement digne des austères vanités néerlandaises et leur horreur du somptuaire. Invitant à réfléchir sur le potentiel morbide des images lisses, la photo de Marc Almond (1992) par Pierre et Gilles confronte une icône glacée gay à un ensemble d'accessoires rendus avec un réalisme digne des peintres des anciens Pays-Bas. Quant au saisissant Autoportrait (1988) de Robert Mapplethorpe, réalisé peu avant sa disparition, il réduit le modèle à son seul visage, qui bientôt se confondra avec le crâne ornant le pommeau de sa canne. Ce genre d'accessoires est devenu aujourd'hui l'apanage de rock stars, à la vie souvent aussi brève qu'intense, ou encore des Hells Angels arborant des bagues à squelettes. Sculpté dans la nourriture, le crâne renvoie, de nouveau, à une idée fortement développée au XVIIe siècle sur la corruption physique : les fruits et légumes pour Dimitri Tsykalov (Skull I-II-III-IV, 2005), ou la mortadelle chez Christian Morzeback (Mortadella, 2006)… Le matériau lui-même peut être source de mort si l'on en croit Serena Carone et son Crâne gauloise (1991) exécuté à partir de paquets de cigarettes. Les cendres du tabac employés par Zhang Haun pour Ash life n°7 (2008) ramènent irrémédiablement aux restes humains après la crémation_ Ashes to ashes ?

Le XXe siècle et ses flots de morts charriés par la folie destructrice ne pouvaient, hélas, que favoriser l'omniprésence du crâne. Dans l'immédiat après-guerre, à l'heure pourtant d'un nécessaire espoir humaniste, des artistes osent se confronter au spectre du trépas. L'Homme au crâne (1947) de Bernard Buffet affiche une silhouette décharnée, pas plus amène que La Jeune Fille et la mort (1957) où Jean Hélion envisage un amour irrémédiablement brisé. Entre les deux conflits mondiaux, cette présence mortuaire avait pris une importance accrue avec des artistes visionnaires, non sans un humour grinçant : faussement trivial, Clovis Trouille s'est épanoui dans un surréalisme outrancier où flottent des fantômes assoiffés de tribut sanguinaire dans la nuit lourde de Paris (La Complainte du vampire, 1930). En 1933, année où Hitler devint chancelier, Erwin Blumenfeld avait imaginé un montage photographique (Hitlerfresse), où un crâne se superpose au visage du Führer_ image rétrospectivement lucide, ô combien annonciatrice des meurtres de masse. La découverte des camps nazis avait d'ailleurs incité Picasso à porté à ses extrêmes une veine tragique déjà explorée dans les années 1930. Poireaux, crâne et pichet (1945) a tout l'air d'une composition cubiste des années 1910 mais focalise désormais le regard sur la portée expressive de ses motifs. Car, dès le début de l'ère contemporaine, les novateurs ont privilégié le crâne comme objet formel et non symbolique. L'Atelier au crâne (1938) de Braque poursuit la quête matérialiste déjà entreprise par Cézanne (Nature morte, crâne et chandelier, 1866-1867) autour de ce volume sphérique offrant d'intéressantes variations géométriques. Avec Les Trois Crânes (1812-1814), Géricault se montre à mi-chemin entre une obsession du réel jusqu'au morbide et la passion romantique du désespoir ; la toile inaugure toute une exploration par l'artiste des sujets les plus noirs, culminant avec Le Radeau de la Méduse. On comparera d'ailleurs la disposition des crânes, le traitement de la lumière et le cadrage rapproché aux études de têtes de cadavres entreprises par Géricault en vue de son grand chef-d'œuvre…

Les connotation morales récurrentes du crâne trouvent leur origine dans l'Antiquité, mais prennent une importance véritablement cruciale autour de 1600. Le rigorisme religieux, tant catholique que protestant, met alors en avant la vacuité des choses de ce monde et la nécessité de s'en détourner par la vertu, idées largement reflétées par la production artistique. Dans l'Europe méditerranéenne, l'iconographie religieuse met à l'honneur les saints plongés dans une réflexion mystique indispensable au dépassement de soi. Le crâne assure généralement cette médiation entre la prison du corps et l'aspiration au spirituel. Art de la révélation, le baroque dépeint des personnages de l'Église au moment où ils quittent leur condition humaine pour entrevoir le divin. C'est ainsi que doit se comprendre Saint François en méditation (1602) de Caravage, le poverello enguenillé irradiant dans les ténèbres du doute. Cette image franciscaine trouve des échos non moins forts chez Zurbaran et son sévère Saint François agenouillé (vers 1635), ou encore Georges de La Tour, intensément recueilli dans une Extase de saint François (1640-1645, copie d'après un original perdu). La peinture du XVIIe siècle s'intéresse pareillement à d'autres figures sacrées, telles saint Jérôme en méditation et surtout Madeleine pénitente : la célèbre Mélancolie de Fetti (vers 1623) fusionne l'image de la pécheresse avec une personnification de la connaissance du malheur du monde et l'impossibilité à dépasser cette triste condition. De ces méandres de la pensée, on passe aisément au pourrissement de la chair, à grand coup de vermine grouillante et désagrégation des corps propres à effrayer les foules. L'italien Jacopo Ligozzi se montre aussi cru avec sa Testa mozzata su libro, et son vain savoir, que l'auteur anonyme espagnol du Post Hominem Vermis, sceptre et couronne n'empêchant pas les viscères de se répandre ; ces cadavres avertissent les vivants de leur destinée très prochaine. Une telle obstination dans la description clinique du processus de décomposition ne trouve d'équivalent aujourd'hui qu'avec les sculptures, au second degré décapant des frères Jake et Dinos Chapman (Migraine, 2004 ; The same thing only smaller or the same size but a long way away, 2005). La mort n'est pas moins redoutable lorsqu'elle saisit l'individu en pleine jeunesse, surtout celui attablé dans d'heureuses circonstances ; la toile de Giovanni Martinelli (Memento Mori, vers 1635) se veut également une allégorie des cinq sens, pour souligner la relativité des sensations, non sans une aspiration au décoratif.

Progressivement, en effet, l'ornemental prendra la place du symbolique : une tendance ambiguë, puisque le peintre use de ses talents pour rendre les attraits de la matière tout en mettant en garde contre ces charmes. Rarement la nature morte n'aura trouvé si bien sa dénomination que dans la peinture néerlandaise du XVIIe siècle. En Italie à la même époque, Luigi Miradori dit Genovesino fait de son Cupidon endormi une représentation à la fois d'Éros et Thanatos, mais l'amour endormi a valeur de sombre présage : la terrible dévoreuse, la bouche grande ouverte, s'apprête à anéantir. Sans prétendre à l'archéologie de la vanité, l'un des premiers momento mori de l'art occidental se confond avec une mosaïque découverte à Pompéi et datant du premier siècle de notre ère, soit peu avant l'ensevelissement de la ville par le Vésuve. Flanquée de la richesse et de la misère, l'âme est écrasée par un énorme crâne contre la roue de la fortune_ un rébus redoutablement évocateur. Ironique constatation que la mort poursuit la culture européenne dès ses origines : mais n'est-ce pas le propre d'une civilisation que de tenter de conjurer sa perte en l'appréhendant par l'image ?
 
Benjamin Couilleaux
Paris, mars 2010
 
 
C'est la vie ! Vanités de Caravage à Damien Hirst, du 3 février au 28 juin 2010.
Musée Maillol, 61, rue de Grenelle 75007 Paris
www.museemaillol.com
Voir aussi Musée Erasme à Bruxelles

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