Kafka
Les dessins
dessins Barcelo

couverture de Kafka, les dessins

"Le destin mord comme un chien et emprisonne comme une robe serrée." Proverbe

La liste des écrivains qui furent aussi dessinateurs ou peintres est très longue. Rafraichissons-nous la mémoire et plongeons dans l'Histoire : William Blake, Dante Gabriel Rossetti, Victor Hugo, incomparable visionnaire dans ses magnifiques dessins, Goethe, Baudelaire, Apollinaire, Monthherlant, Michaux : dont les encres noires que les collectionneurs recherchent toujours car très rares ! Queneau, Prévert, Cocteau, Hugo Clauss, le belge volubile et excentrique au millier de dessins, Proust (voir le texte de Sollers sur ses dessins), Louis Calaferte : grandiose et tout autant que son œuvre écrite. Etc.

Les dessins de Franz Kafka (1883-1924) dont l'œuvre littéraire n'est plus à consacrer comme l'une des pierres vives du XXe siècle, appartient à ce que nomme Roberto Calasso : la "littérature absolue", dans son fameux livre, La littérature et les dieux (Ed. Gallimard). Une littérature fondée parfois sur les nerfs, un nouveau sensorium, comme celle de Baudelaire, entre autres écrivains évoqués par l'essayiste italien. Kafka est-il un mythe énigmatique ? Calasso écrivait : "L'objet sur lequel Kafka écrit est la masse de la puissance, encore non dissociée, séparée en ses éléments. C'est le corps informe de Vṛta (déité des Indes), qui retient les eaux, avant qu'Indra ne le transperce de sa foudre." (K).

Nous connaissons la fameuse phrase de Kafka : "Dieu ne veut pas que j'écrive ; mais moi, je dois." Est-ce que ses dessins procèdent du même avertissement ? Sans doute. Kafka voulait devenir dessinateur, ce qu'il avait confié à Max Brod ; il lui avait confié ses manuscrits pour les détruire à sa mort.

Les dessins de Kafka ont circulé pendant des années sans qu'on puisse les voir car Max Brod (1884-1968) les gardait comme des reliques, il en avait juste publié deux en reproduction de livres de Kafka. L'ensemble était secret. Max Brod, ami et ayant droit de l'auteur de La Métamorphose, avait publié dans les années 1930 quelques dessins. Il était aussi farouchement opposé à toute publication intégrale des textes de Kafka ; plus tard il vendit quatre dessins au Musée Albertina de Vienne (Autriche), en 1952. Après sa mort, son héritière, Ilse Esther Hoffe, qui les avait conservés jalousement dans son appartement de la rue Spinoza, à Tel-Aviv, exigeait des sommes astronomiques pour leur simple consultation. Soumise, comme le reste de la succession littéraire de Kafka, aux aléas d'une saga judiciaire à rebondissements (bien racontée dans Le Dernier Procès de Kafka, de Benjamin Balint, qui reparaît en poche à La Découverte, 288 p., 12 €), leur exhumation a constitué, pour les spécialistes, la seule vraie surprise de l'arrivée des manuscrits à la Bibliothèque nationale d'Israël, en 2019, en provenance de Zurich. Comme le mentionne l'éditeur de ce volume, publié d'abord en Allemagne, avec les textes d'Andreas Kilcher, spécialiste de la littérature judéo-allemande, du plasticien Pavel Schmidt, avec les commentaires pour chaque image, ainsi qu'une réflexion de la philosophe américaine Judith Butler, sur le corps chez Kafka. Les dessins de Kafka reproduits ici vont de 1901 à 1907, pour une première partie sur des feuilles volantes. Dessins documentaires ou illustratifs, sans date, ni titre ni signature, sont conservés à présent à la bibliothèque nationale d'Israël à Tel-Aviv (Max Brod Estate), certains viennent des archives du Palais Albertina de Vienne, d'archives allemandes et d'Oxford. Les esquisses des personnages sont issues de l'écriture qui ont sans doute accompagnées les textes en cours (soit 41 dessins). Il y eut deux publications de ces derniers en 2002 à Utrecht, et en 2011 aux éditions de Prague Vitalis-Verlag.

On ne sait pas grand-chose de tous ces dessins. La collection de Max Brod était conservée sous scellés, puis c'est sa secrétaire, Ilse Ester Hoffe, qui en a hérité. Il eut un procès en 2016, contre la détention de ces dessins, par l'état d'Israël qui le gagna. Brod, qui conservait tout, était plus hostile envers les dessins de Kafka que ses textes, pour les publier. Nous savons que Kafka avait ordonné à son ami Max Brod de tout détruire après sa mort. Mais il les garda quelques années avant de les publier. Il les mit à l'abri en 1939, d'abord en voyageant vers Constantinople puis après jusqu'à Tel-Aviv. Il avait contacté l'éditeur berlinois, Salman Schocken dès 1934, à cet effet, pour les confier à sa bibliothèque personnelle. Le Procès paru en 1920. Schocken publia en 1937 certains textes, puis les Journaux en 1951 (1). Max Brod avait déjà donné les droits à sa secrétaire pour la remercier de son travail sur les textes de Kafka, le long de toutes ces années, en 1947 et 1952. Il décède en 1968. Mais en 1965, l'éditeur S. Fischer vient à la charge pour obtenir les droits de publication. Brod résiste. En 1966, il publiera un texte sur Kafka et ses dessins. Le Procès sera mis aux enchères en 1988 (par la ville de Marbach), à Londres chez Christies, et fut vendu à un million de livres Sterling. Les dessins étaient conservés notamment dans deux enveloppes : 1/ enveloppe brune avec les dessins de Kafka originaux ; 2/ enveloppe avec les négatifs des photos des dessins de Kafka. Ilse. E. Hoffe meurt en 2007 à l'âge de 101 ans. L'ensemble des dessins et des carnets de notes viennent grossir le corpus, soit ceux de 1909 à 1924.

Dans ce volume, Edith Butler, dans son texte, La vie des corps, évoque le corps chez Kafka. Elle remarque les corps qui tombent dans les dessins, les attitudes au sol, les distorsions des figures, etc. Elle met l'accent sur la "modalité anorexique dans la nouvelle "Un virtuose de la faim", puis dans "La Sentence" et "Le Cavalier du seau", écrite en 1917. Une approche intéressante. "Et pourtant, même les figures invraisemblablement suspendues ou qui se meuvent miraculeusement le long des murs et des plafonds sans craindre de tomber, ne sont pas pour autant délivrées de la gravité.", écrit-elle. Italo Calvino avait écrit, dans ses Leçons américaines, sur cette dernière nouvelle, ces mots : "Je crois que ce lien entre désir de lévitation et souffrance de la privation est une constante anthropologique. […] Je voudrais clore cette conférence en évoquant un texte de Kafka, Des Kübelreiter (Le Cavalier du seau). […] Le narrateur sort avec un seau vide en quête de charbon pour son poêle. Le long du chemin, le seau lui sert de monture, le soulève même au niveau des premiers étages, le transportant comme s'il était sur la croupe d'un chameau. (…) Bon nombre des récits de Kafka sont mystérieux, et celui-ci tout particulièrement. Peut-être Kafka voulait-il juste nous raconter que sortir à la recherche d'un peu de charbon, par une froide nuit en temps de guerre, se transforme en quête de chevalier errant, en traversée de caravane dans le désert, en vol magique, du simple fait du balancement du seau vide. Mais l'idée de ce seau vide qui vous soulève au-dessus du niveau où se trouvent l'aide mais aussi l'égoïsme d'autrui, ce seau vide signe de privation, et de désir, et de recherche, qui vous élève au point où la plus humble des prières ne pourra plus être exaucée, ouvre la voie à des réflexions sans fin."

Kafka connaissait bien le dessinateur Kurt Szafranski et surtout le poète et dessinateur Kurt Tucholsky. On peut y trouver des correspondances. Les personnages aux traits noirs très gras sont assez insolites (pages 119, 115 à 119) dans ses carnets. Il fut influencé par un peintre pragois, Emil Orlík. On trouve aussi un collage avec la photo de Gabriele D'Annunzio, et aussi le gladiateur Borghèse (1er siècle av. J.-C. - la sculpture est au Louvre), un autoportrait et des dessins de chevaux de course, dans des carnets de voyage. On peut voir aussi dans ces dessins l'inspiration de Kafka qui provient de sa connaissance d'Alfred Kubin, qu'il connaissait depuis 1909. "Kubin décrit toujours l'horreur du monde corporel, (…) Brömse au contraire représente l'horreur spirituelle", écrit Kafka, en 1922. Max Brod avait rencontré Kafka en 1902. "Je fus de longues années l'ami de Kafka avant d'apprendre qu'il écrivait", écrivait-il. Il l'aida ensuite à faire connaître ses œuvres et à les diffuser. Andreas Kilcher note dans sa préface : "Chez Kafka, l'écriture et l'image se trouvent plutôt en conflit : elles ne s'associent pas mais s'opposent". Kafka ne supportait pas du tout qu'on illustre La Métamorphose et son personnage de Gregor Samsa : "L'insecte lui-même ne peut pas être dessiné. Il ne peut même pas être montré de loin", écrit-il à son éditeur Kurt Wolff. L'artiste Miquel Barceló a pourtant osé l'illustrer dans son livre !

Les dessins de Kafka sont la part maudite de l'écrivain, pourrait-on dire. La main courre sur deux plans, l'écriture au recto, les dessins au verso. Les deux hémisphères de sa tête se combattent, comme deux parallèles qui ne pourront se rencontrer qu'au Paradis.
 
Patrick Amine
Paris, janvier 2022
 
 
 
Kafka - Les dessins. Sous la direction d'Andreas Kilcher, traduit de l'allemand par Virginie Pironin et de l'anglais Gaëlle Cogan, Les Cahiers dessinés, 368 p., 35 € (*) Journaux de Kafka, édition intégrale, douze cahiers (1909-1923), 800 pages. Ed.et trad. De l'allemand par Dominique Tassel. Coll. Folio essais, n° 671, Gallimard.

Notes diverses :
A - "Finir prisonnier – ce serait un but dans la vie. Mais c'était une cage entourée d'une grille… comme s'il était chez lui le bruit du monde affluait et ressortait par la grille, en fait le prisonnier était libre, il pouvait avoir part à tout, rien au dehors ne lui échappait… il n'était même pas prisonnier." Journal (in Folio*)
B - Ezra Pound : "Aucune métaphore plus appropriée n'ayant été trouvée pour traduire certaines nuances d'ordre émotionnel, j'affirme que les dieux existent."
C - "Il n'est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N'écoute même pas, attends seulement. N'attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s'offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi." (…) "Si ce qu'on prétend avoir été détruit dans le Paradis était destructible, ce n'était rien de décisif. Si c'était indestructible, nous vivons dans une fausse croyance." Kafka.
D - Roberto Calasso écrivait : "Littérature, parce qu'il s'agit d'un savoir qui se déclare et se prétend inaccessible par une autre voie que celle de la composition littéraire ; absolue, parce que c'est un savoir qui s'assimile à la recherche d'un absolu – et ne peut donc impliquer rien de moins que le tout ; et c'est en même temps quelque chose d'absolutum, dégagée de n'importe quel lien d'obéissance ou d'appartenance, de n'importe quelle fonctionnalité par rapport au corps social." La Littérature et les dieux (Ed.Gallimard, 2002, Ière édition, et Coll. Tel). On avait rendu compte (mon article) de ce livre dans art press, en juin 2002.

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