Les Pierrotines
Anabell Guerrero
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Anabell Guerrero

Anabell Guerrero, Marie-Turenne, 2014

La première regarde l'océan.
Le volcan à sa droite.

Du haut de la Maison de la Bourse, elle surplombe la rade de Saint-Pierre. Les mains négligemment posées dans les pans d'une sur-robe généreuse, elle ne rêve pas, elle s'impose. Volontaire. L'affaire est entendue entre l'artiste et son modèle. Le portrait sera en pied. La jeune femme devient une histoire en soi que les bateaux et leurs équipages devront apercevoir au mouillage. Il y a plus de cent ans, au même endroit, le journaliste-voyageur américain Paton du Evening Post se serait retourné sur son passage, admiratif. A Martinique belle.

8 mai 1902, jour de l'Ascension, 7h55, l'appel du télégraphe de Fort de France est suspendu, la nuée ardente dévale directement, à plus de 180 km/h, sur Saint-Pierre. Onde de choc, vent de retour, raz de marée, incendie. La ville et ses 28 000 habitants succombent en quelques minutes. L'ancienne capitale antillaise, son jardin botanique, son tramway, sa cathédrale, son théâtre, sa baie avantageuse, sont pulvérisés. Le monde s'éteint au pied de la mer, sous une pluie de cendres.

Marie-Turenne aujourd'hui est entrepreneuse.
Marcelle est Chapelière.
Simone est Pistachière.
Myriam et Louise sont Marchandes de fruits et légumes.

Visages, mains, robes, longues toujours.
Madras, plissés, broderies anglaises, cotons brillants.
Boucles, colliers, bagues, chapeaux larges.
Ici l'élégance des matières, du détail, de la façon. Sur quatre mètres de haut.

Femmes-totems, matriarches verticales, ces cinq-là n'ont pas d'âge.
Elles gardent le temps. Défient la montagne éruptive. Et dans leurs mains de tous les jours, la ville continue de vivre.

Des douze Pierrotines qui composent la série éponyme qu'Anabell Guerrero a réalisée en Martinique, cinq d'entre elles sont exposées à Saint-Pierre. Le parti du triptyque procède de la même démarche plastique fondée sur la fragmentation et l'allongement de la silhouette que l'artiste avait utilisée pour la série Totems à la frontière, les Pierrotines rejoignant ainsi, dans le panthéon féminin de l'artiste, leurs soeurs amérindiennes de la Guajira.

Inscrites dans un travail plus large sur la mémoire, mémoire intime/mémoire collective, les Pierrotines constituent également un second geste artistique et totémique dans l'espace antillais, après l'implantation de neuf totems au Carbet, sous le libellé Œil Miroir. De même que les totems en bois de mahogany du Carbet sont hypnotiquement soudés à la Montagne Pelée, à la fois point de vue et point de mire, Les Pierrotines semblent solidaires de la ville. Comme une évidence. De la Bourse, des rues Victor Hugo et de la Raffinerie où elles sont exposées, elles font parler d'elles, ouvrant et autorisant le dialogue… Conjurant la ville spectrale. Ses limbes, ses fantômes.

Au-delà, en deçà, au creux des ruines.
Il y a encore à faire.

L'artiste prolonge son geste dans l'espace urbain en puisant dans les albums de famille que les femmes ont accepté de lui confier. En 13 lieux d'affichage libre, quelques dizaines de grands formats, Anabell Guerrero transforme ainsi la perception de ces murs debout. L'Histoire passe là. Patrimoine et Se souvenir.

Il y a une très jolie femme, assise. Un couple de mariés. Un visage d'enfant.
Effacement, fragilité, le temps efface le temps. Le temps lie le temps et fonde un "entre les temps", où l'intimité se loge aux façades, dans les excavations bienheureuses, dans les creux et les replis de la pierre. La vie est possible. Ici, là, partout. Le soleil et la pluie se joueront un jour de ces reproductions sur papier, mais qu'importe.

Saint-Pierre vit.

Certains diront peut-être, mais qui sont ces déesses de la rue, pour passer ainsi à la lumière de cette ville traversée à l'aube par des camions chargés de sable. D'autres répondront qu'elles installent à ciel ouvert la mémoire récente, œil et verbe sûrs, de tous ses habitants.

Et nous d'imaginer avec l'artiste que les hôtes de Saint Pierre habiteront désormais, ainsi qu'Hélène Cixous le formule dans La venue à l'écriture "des ruines qui ne sont pas des ruines, mais des hymnes à la mémoire lumineuse" …
 
Véronique Donnat
Paris, novembre 2014
 
 
Les Pierrotines, sont installées jusqu'au mois de janvier à La Maison de la Bourse, 1 rue de la Raffinerie, et 45 rue Victor Hugo, à Saint-Pierre, Martinique. L'installation Se Souvenir durera jusqu'à l'effacement aux 17, 30, 31 et 47 rue Victor Hugo, rue de la Raffinerie, à la Calle des Ruines, à la Calle des Marches, au 165 rue Bouillie et 59 rue Gabriel Péri, à Saint Pierre, Martinique

Les Pierrotines et Se Souvenir, est une double installation photographique monumentale dans l'espace urbain de Saint Pierre, Martinique. Cette double installation est le fruit d'une résidence de création de l'artiste Anabell Guerrero à la ville de Saint Pierre avec les habitants. Ce projet s'inscrit dans le cadre du Grand Saint Pierre dont la conception et coordination ont été confiées à l'écrivain Patrick Chamoiseau. La résidence beneficie du soutien de la Direction des Affaires culturelles Martinique.


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Anabell Guerrero

Anabell Guerrero, Les Pierrotines, Louise 2014

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