Cézanne - Giacometti
Deux expositions passionnantes occupent cet été la Provence, à Aix "Cézanne au Jas de Bouffan", à Marseille "Giacometti, sculpter le vide". De prime abord, ces deux expositions, l'une d'un sculpteur, l'autre d'un peintre, séparés par deux générations, semblent avoir peu à voir l'une avec l'autre. Marseille invite pour la première fois dans ses murs le sculpteur suisse mais parisien d'adoption. Aix rouvre grand les bras à son fils prodigue, à son fils mal aimé plutôt, que la mauvaise conscience aidant, elle réinstalle en gloire dans tous les lieux qu'il a hantés, en ouvrant notamment au public la propriété paternelle, la Bastide du Jas de Bouffan qui fut quarante ans durant son principal atelier, ce qui justifie la présentation au Musée Granet d'une bonne centaine de dessins et de peintures qu'il y a réalisés ; dans un atelier en hauteur, comme celui qu'il se fera construire sur le tard sur la colline des Lauves, entouré de l'espace et de la lumière du Midi qu'il fixera sur la toile. Tout l'inverse de Giacometti fidèle jusqu'au bout à son atelier à demi-enterré et gris de poussière de la rue Hippolyte Maindron. Ce qu'ils créent non plus dans leurs ateliers respectifs ne se ressemble pas. Pourtant la proximité et la confrontation des deux expositions ne manquent pas de susciter à l'esprit des ponts, des parallèles, entre similitudes et divergences flagrantes. D'ailleurs - faut-il s'en étonner ? - Cézanne était l'une des grandes admirations de Giacometti, et ce dès sa jeunesse, alors qu'il pensait encore devenir peintre. En témoignent les nombreux croquis et dessins qu'il a réalisés d'après Cezanne tout au long de sa vie. Il a repris ses portraits, ses natures mortes, ses paysages, ses baigneurs, ses Sainte-Victoire. La Fondation Giacometti l'avait montré en son temps. A propos des deux, on a dit aussi que l'un était un sculpteur-dessinateur et l'autre un peintre-sculpteur. Mais au-delà de cette filiation élective, ce que retracent l'une et l'autre exposition, en quelques salles, dans une présentation claire et aérée, c'est la genèse de l'œuvre : elles refont le parcours qui conduit les deux artistes à se révéler à eux-mêmes. Elles réussissent à mettre en évidence leur extraordinaire originalité en suivant les différentes étapes de cette métamorphose, depuis les influences qui les ont traversés jusqu'à l'éclosion de leur singularité, cherchée avec une égale obstination. Tous les deux à leurs débuts, dans la vingtaine, partent de formes pleines : Cezanne fait surgir du noir des figures tourmentées, violentes, lascives, qu'il sculpte dans des contrastes de tons accusés, dans une pâte épaisse, une touche visible et mouvementée. Un Cezanne romantique, influencé par Delacroix puis Courbet, qui extériorise sur la toile son humanité passionnée, sa violence intérieure. Les figures se détachent avec force et relief mais ce monde intérieur se développe sans espace comme surgi d'une gangue épaisse. Giacometti lui aussi part de formes pleines mais sacralise ses figures dans le blanc du marbre, s'inspirant à la fois des sculptures minoennes, africaines et du cubisme contemporain. Des têtes géométrisées, des formes massives qu'il allège de quelques percées ou d'évidements subtils où l'ombre vient caresser la blancheur de la pierre. Abstraction, énigme déjà. Puis vient la trentaine, les années de formation et d'influences. Pour Cezanne, c'est la rencontre à Paris avec les Impressionnistes, Monet et surtout Pissarro qui le convainc de peindre en extérieur. A partir de là il se rend compte que le paysage et, très vite, que le paysage de sa Provence est son vrai sujet. La palette s'éclaircit, les contrastes trop marqués s'estompent, la touche s'allège et se divise. L'espace entre dans la toile. Chez Giacometti, la rencontre avec André Breton et le Surréalisme modifie totalement ses sujets, fait entrer tout à la fois le rêve, la poésie et l'espace entre les objets du rêve. Sculpture intérieure, subjective, espace de l'imaginaire. Puis survient la rupture pour les deux, avec les Impressionnistes ou les Surréalistes. Chacun voit de son point de vue les limites, l'aspect trop systématique et finalement artificiel du mouvement auquel il a adhéré un temps. Tous deux ennemis d'un enthousiasme grégaire, convaincus d'avoir une voie particulière à creuser, ils s'enferment dans leur solitude à la recherche de leur vérité d'artiste. Ils accouchent l'un et l'autre d'une vision nouvelle et pour parvenir à leurs fins renouvellent profondément la forme et la technique de leur art. Plus que de retracer par quels moyens ils ont réussi (c'est le propos de chacune des expositions), c'est le résultat qui nous intéresse ici, la nouvelle vision qu'ils dessinent et qu'ils nous transmettent. Cezanne cherche à transcrire au plus près ses "sensations", suivant ses termes, à "réunir l'Art et la Nature"; il cherche à objectiver la nature, comme si elle était extérieure à l'homme, intangible. Ce dernier, quand il obtient son attention, est d'ailleurs lui-même traité comme "un objet". Tout objet de peinture sortant de son pinceau, quel qu'il soit, pomme, nappe, figure humaine, montagne, arbres et figures mêlés, semble massif, pesant, attiré par le sol, la terre, comme indissociable d'eux, effet créé par l'étagement et le déséquilibre dans la perspective, et, grâce à la vivacité de la couleur, la simplification géométrique de la structure, d'une présence si forte qu'il en résulte une impression de plénitude, défiant le temps, hors du temps. L'harmonie des tons, elle, lie sujet et décor, ciel et terre, recréant autour d'eux l'atmosphère, un espace vivant et vibrant. Giacometti aboutit au résultat inverse. Il revient à la figure humaine, s'y consacrant désormais exclusivement. Il l'observe, il la scrute lui aussi sur le motif, avec la même passion que Cézanne le paysage. Mais des silhouettes qu'il modèle, il tire une vérité différente. Le vide s'est engouffré en elles. Les voilà longilignes, filiformes, vidées de leur masse, traversées par l'espace, comme rongées par l'air, rêvées et pourtant irréductibles. Retenues au sol par des socles massifs, les têtes minuscules paraissent s'envoler légères et fragiles, comme des cerfs-volants prêts à se décrocher de leur fil tendu, sur le point de disparaitre dans le vide du ciel. Perdues dans l'espace, mais d'une présence aiguë et imposante, elles semblent aussi impondérables qu'inaltérables. Ainsi chaque être passé entre ses doigts est un dieu fugace. Les deux artistes nous offrent donc une vision antinomique de l'espace et du temps (si l'on accepte l'idée que peinture et sculpture nous parlent du temps). Chacune de leurs œuvres impose sa présence dans un espace réinventé. Chez Cezanne, cette présence forte du paysage, des objets, des figures, crée un sentiment de densité, de stabilité et de plénitude. Chez Giacometti la présence aiguë des figures se double d'un sentiment de fragilité, de fugacité. Apparitions inquiètes, elles semblent précéder ou suivre d'une seconde deux éternités d'absence et de vide. En donnant une forme si éloignée à l'espace qu'ils suggèrent, l'un qui nous semble extérieur et objectif, l'autre subjectif et imaginaire, ils nous transmettent un sentiment de l'existence tout aussi opposé. A la solidité, la pérennité de la Nature chez Cezanne - l'être humain qui la perçoit faisant corps avec son étendue, sa couleur et sa lumière - répond chez Giacometti l'étonnement d'être, la fragilité, la fugacité de l'Homme, coupé de la nature, tâtonnant en aveugle comme égaré dans l'obscurité, le vide infinis. Gravité tellurique pour le premier, gravitation cosmique pour le second. Voilà ce qu'aide à saisir la visite successive du musée Granet et du musée Cantini sur ces artistes novateurs, aussi inquiets qu'intransigeants, qui n'ont eu de cesse, à l'écart de tous, de mettre au jour leur vision du monde singulière, perpétuels insatisfaits à la poursuite d'un idéal qui leur semblait toujours reculer. Et pourtant, personne ne conteste aujourd'hui leur influence décisive sur les générations d'artistes qui ont suivi, et sur nous spectateurs, par le regard nouveau qu'ils ont posé sur l'existence et le monde. Gildas Portalis
Aix-en-Provence, août 2025 Paul Cézanne, au Jas de Bouffan, jusqu'au 12 octobre 2025, Musée Granet, Aix-en-Provence. www.museegranet-aixenprovence.fr/expositions/cezanne-au-jas-de-bouffan Alberto Giacometti, Sculpter le vide, jusqu'au 28 septembre 2025, Musée Cantini, Marseille. Exposition co-organisée par la ville de Marseille et la Fondation Giacometti. musees.marseille.fr/alberto-giacometti-sculpter-le-vide Bibliographie : - Catalogue de l'exposition : "Cézanne au Jas de Bouffan" - Catalogue de l'exposition : "Alberto Giacometti - Sculpter le vide". - John Berger : articles Cézanne et Giacometti. - Jean Genet : l'atelier de Giacometti. - Georges Rivière, Monsieur Cézanne - Joachim Gasquet, souvenirs de Cézanne |