L'art de la différence ou l'unicité dans la diversité
Triennale d'art contemporain en Valais

Affiche Art Différence

 
 
 
A l'occasion de Label'Art 2011, Triennale d'art contemporain en Valais en Suisse
du 2 septembre au 23 octobre 2011.
 
 
"… D'une part le dehors, de l'autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d'un côté ni de l'autre je suis au milieu je suis la cloison, j'ai deux faces et pas d'épaisseur c'est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d'un côté c'est le crâne, de l'autre le monde, je ne suis ni de l'un ni de l'autre…" (1)

A l'heure où les questions d'identité, d'altérité, de pluriethnisme, de multiculturalisme, d'exil, d'exclusion, de frontière sont régulièrement débattues, L'art de la différence est plus que jamais d'actualité.

Peut-être convient-il en premier lieu de s'interroger sur ce que signifie "différence". Cette notion apparaît comme éminemment complexe et relative. Elle exige, pour être appréhendée, d'être rapportée à un terme référent à partir duquel peut être saisi l'écart qu'elle désigne. Et lorsqu'il s'agit de comprendre la différence en ce qu'elle est, la question de la norme ou de la normalité est centrale, mais encore serait-il nécessaire de préciser d'où cette norme tire sa légitimité.

En nous penchant sur l'histoire des hommes, nous constatons qu'elle se construit sur la variation des acceptions de la notion de différence. Dans les représentations de la Grèce ancienne, celle-ci porte notamment sur l'inégalité des sexes. Ainsi la femme est tantôt confinée à l'univers domestique, tantôt associée à des figures sauvages et étrangères à l'ordre social : ménades2, amazones. Dans les cités grecques, et jusque dans le modèle de la démocratie athénienne, la femme n'accède pas plus que les métèques3 aux droits civiques. Son rôle et son statut social sont très codifiés (4). La différence se révèle alors voisine de l'exclusion.

Comme nous le constatons, l'histoire abonde en situations comparables. Ainsi, ultérieurement, l'antisémitisme qui modèle l'inconscient collectif de l'Occident chrétien au cours du Moyen Âge découle notamment de la montée, au sein de la société, du pouvoir de l'Église latine. Perméables à leur environnement social, les artistes médiévaux reproduisent dans leurs œuvres la même vision de la cité. Ils puisent dans le bestiaire médiéval pour dépeindre les juifs en laissant parfois poindre leur anti-judaïsme. A titre d'exemple, l'autruche est utilisée comme allégorie de l'orgueil de la Synagogue, parabole qui annonce un avenir où les juifs, alliés au démon, se préparent à combattre les chrétiens (5).

Au fil des époques successives, d'autres domaines sont également marqués par ce concept de différence. On peut citer pour exemple le dix-neuvième siècle, période d'expansion coloniale massive au cours de laquelle les Européens en viennent à exercer leur domination sur un grand nombre de pays et de peuples. Cette conquête s'accompagne d'une découverte de l'Autre, et la photographie témoigne de cette confrontation entre civilisations. Elle fait découvrir, à une Europe curieuse, des contrées nouvelles, des peuples de différentes cultures. Cette accumulation d'images annonce les débuts de l'ethnographie. Ces clichés d'abord conçus comme souvenirs touristiques deviennent bientôt l'outil de prédilection des anthropologues et des ethnologues soucieux de mesurer, de définir et de répertorier les différents types d'individus, étant persuadés de la réalité d'une hiérarchie raciale.

Mais si ces scientifiques, de par leurs expériences des peuples les plus éloignés de leur civilisation, rapportent des preuves de la surprenante diversité des modes de vie selon que l'on est Aborigène d'Australie, Bororo ou Bushman, les artistes adoptent une attitude autre. Pour ces derniers, l'exotisme ne consiste pas à rendre compréhensible ce qui est différent mais, au contraire, à rendre insolite ce qui est familier. Tandis que les anthropologues réfléchissent sur l'hétérogénéité humaine, les créateurs interrogent notamment notre propre complexité.
En effet, face aux œuvres, ne cherchons-nous pas à comprendre ce qu'elles bousculent en termes de savoirs ? Quel dévoilement du réel l'acte créateur opère-t-il ? Quelle fonction a-t-il pour l'artiste et pour celui qui regarde ? Ouvre-t-il de nouvelles fenêtres ? Donne-t-il existence à d'autres réalités, d'autres possibles, entre pensée et sensation, savoir et rêverie ?
Aussi, si la thématique de cette Triennale, avec ses multiples résonances tant historiques que contemporaines, touche les champs les plus divers (politique, économique, social, psychologique, physique, linguistique, identitaire, ethnique, religieux…), c'est dans la création que nous cherchons sa trace. Comment les artistes pensent-ils leur différence culturelle, physique, linguistique, ethnique, religieuse…? Comment vivent-ils cette altérité ? Comment la représentent-ils dans leurs productions ? Comment l'affirment-ils face à l'Autre ?

De fait, dans l'art contemporain, la différence apparaît comme un thème récurrent. Par la richesse symbolique, sémantique et les potentialités variées qu'il présente, le corps en constitue le support privilégié chez nombre de créateurs. Dans notre société du paraître, les performances physiques obligées (loisirs sollicitant de plus en plus l'appareil musculaire, dépassement de soi, dopage, régimes amaigrissants, tranquillisants et autres euphorisants, recherches et découvertes génétiques, allongement de la durée de vie, idéal d'un corps quasi immortel, chirurgie plastique, implants...) sont omniprésentes et sources de réflexion et d'inspiration. Nous assistons au déplacement du rapport entre santé et maladie, normalité et anormalité, vie et mort dans une société médicalisée de part en part. Ces profondes transformations, ressenties à même la chair, sont autant de mutations des regards qu'on a portés sur le corps. Celui-ci est plus que jamais accaparé, objétisé par la société de consommation, et la tentative de réappropriation -ou de dénonciation -par les artistes est d'autant plus forte. La nouveauté aujourd'hui tient aux possibilités multiples offertes par la science et la technique d'agir directement sur notre corporéité, le plus souvent pour la maîtriser, la mettre à distance, voire imaginer la possibilité de sa disparition totale.

De surcroît, la société technologique fait naître un sentiment d'inquiétude croissant. Que reste-t-il d'organique, sinon le corps ? Il représente la dernière place où l'on est en connexion avec ce qu'on nomme encore la nature. Et ce lieu sacré, envahi par la maladie -le sida en particulier - par la génétique et les biotechnologies…, est à son tour ébranlé. Les artistes répondent à cette anxiété culturelle. Elle est particulièrement sensible chez certains d'entre eux.

Ainsi, avec des opérations chirurgicales (de 1990 à 1993) filmées et retransmises par satellite, des images numériques d'un visage en perpétuelle mutation, Orlan6 questionne le corps et ses transformations, la beauté face aux technologies. L'artiste n'a de cesse, depuis plus de trente ans, de remettre en question les fondements moraux et sociaux de notre époque, les diktats de l'esthétique traditionnelle, de la sexualité et de la représentation académique du corps, en le travestissant et en le modelant de façon virtuelle ou réelle.

Attentifs eux aussi au visage, Aziz et Cucher (7) prennent déjà note de l'obsolescence du corps. Leurs photographies offrent des visages sans yeux ni bouche, dotés seulement d'une esquisse de nez et dépourvus de singularité. La sacralité de la face est défaite ; il n'en reste que la forme vide, l'enveloppe corporelle devenant un simple attribut de la présence. L'homme s'efface au profit du posthuman, une humanité reconstruite par la génétique, l'informatique ou le morphing. La série Faith, Honor and Beauty (8) - nus asexués, poils, sexes et mamelons "gommés" électroniquement - exhale l'inquiétude de la maladie, de la mutation, de l'évolution artificielle, des censures politiques et morales. Les deux artistes pointent l'angoisse du monde virtuel et ses conséquences : la perte de la réalité, de la perception.
En proposant ces expériences à nos sens et à notre réflexion, les artistes se révèlent passeurs entre les mondes. Leurs œuvres soulignent la dimension interculturelle et transculturelle de l'art, qui naît de la rencontre d'identités culturelles distinctes, celles des créateurs et du public, et des relations qui s'établissent entre elles ; et qui met en question les identités figées, personnelles ou collectives.

Ouvert à l'altérité, l'art favorise la confrontation avec des personnages, des lieux, des atmosphères qui nourrissent en nous des aspirations, des curiosités en invitant au rêve, au voyage et à la découverte. Les œuvres sont avant tout des rencontres avec l'Autre. En cela, elles déjouent les approches discursives déjà connues et invitent à une parole autre, un regard neuf en ouvrant des zones particulières de sensibilité, des territoires insoupçonnés, car être artiste, "c'est accepter de regarder plus loin que l'horizon que nous dévoilent nos sens." (9). En nous offrant la possibilité de percevoir de singuliers objets, l'art réorganise de façon inédite notre perception du réel. Il favorise une autre façon de voir, un savoir écouter, une capacité à goûter le monde dans sa pluralité, un partage, une ouverture du sens et des sens. L'artiste crée son univers tel qu'il le voit ou l'imagine, le ressent ou le pressent parfois, avec sa logique et ses contradictions. Allant au bout de son identité pour délivrer une vision intime de lui-même, il puise dans ses fantasmes, ses peurs, ses désirs, son imaginaire10. Née de cette intimité, sa création peut provoquer, déranger, bouleverser le spectateur pour le renvoyer au sens de sa propre humanité. Celui-ci appréhende les images proposées en y associant les siennes ; une mutation s'opère alors en lui ; la relation à autrui s'est ainsi constituée. En présentant l'intérieur de lui-même comme miroir des autres, l'artiste indique, au-delà des différences, ce qui existe de commun entre tous et tisse des liens avec l'universel.

Fruit de ces passages entre intériorité et extériorité, l'œuvre consiste à "faire exister des réalités uniques, reprenant ce qui fut pour l'artiste un événement de l'existence qui s'est produit dans sa chair et sa mémoire." (11) Elle est prolongement de soi, "ouverture d'être" (12). L'on s'aperçoit dès lors que "l'ouverture créative se fait dans un retournement : on s'ouvre sur le dehors en projetant ce qu'on a créé, une part de soi devenue autre." (13) Ainsi, dans une démarche qui sollicite la sensibilité des spectateurs, à travers des gestes parfois simples, l'artiste met en lumière des éléments coutumiers que nous ne savons plus voir (14). Il invite à une exploration du visible et du sensible. À travers sa création, il parle de la façon dont il se situe par rapport au réel, de sa relation à celui-ci.

Au carrefour des diversités infinies, "l'essentiel de l'art n'est pas la beauté, mais l'altérité. Il dit la présence du présent comme énigme et porte la pensée à sa crête ; sa visée propre est de provoquer la présence de tout présent dans son altérité irréductible, il accomplit l'expérience de l'autre comme autre et de moi-même comme autre."15 Offerte aux témoins actifs que nous sommes, la création mêle intime et social, individuel et collectif, privé et public, émoi et mémoire, dissemblance et ressemblance. C'est par-delà toutes différences que doit se concevoir et se réaliser l'unité du genre humain. L'art de la différence induit ainsi l'affirmation revendiquée de l'égalité dans la diversité.
 
Julia Hountou
Suisse, septembre 2011
 
 
1) Samuel Beckett, L'Innommable, Paris, Éd. de Minuit, 1953.

2) Dans la mythologie grecque, les Ménades ou Bacchantes chez les Romains, sont les accompagnatrices de Dionysos. Souvent accompagnées de satyres, ces femmes possédées personnifient les esprits orgiaques de la nature.

3) Dans la Grèce antique, le terme de métèque désigne l'étranger domicilié dans une cité autre que celle dont il est originaire. Il ne comporte pas de connotation péjorative, au contraire de son usage contemporain en français.

4) Voir les travaux de Pauline Schmitt Pantel, professeur d'histoire ancienne à l'Université Paris-1. Elle s'intéresse aux mœurs, aux coutumes, et à la dimension religieuse des pratiques sociales dans le monde antique. Ses recherches portent en particulier sur l'image de la femme dans la cité grecque. Elle a notamment contribué à l'Histoire des femmes en Occident (sous la direction de Georges Duby et de Michelle Perrot, Paris, 1991) avec le volume 1, L'Antiquité (dernière édition : Paris, Perrin Editions, 2002), traduit en sept langues.

5) Lire notamment à ce sujet : Jean-François Faü, L'image des Juifs dans l'art chrétien médiéval, Ed. Maisonneuve & Larose, Coll. Hors Coll. LG, 2005, 155 pages. Jean-François Faü, diplomate et historien, est l'auteur de plusieurs études sur les communautés marginales du judaïsme oriental.

6) Cette artiste plasticienne française née en 1947 à Saint-Étienne vit et travaille entre Paris, New York et Los Angeles. Depuis 1965, Orlan s'exprime à travers la photographie, la vidéo, la sculpture, l'installation et la performance. En 1977, sa performance Le Baiser de l'artiste, à la F.I.A.C. au Grand Palais (Paris) fait scandale : l'artiste, déguisée en tirelire géante, monnaie ses baisers. Suite à ce geste fondateur, elle base son travail, qu'elle nomme "art charnel", sur l'exploration du corps, dans la continuité du Body Art.

7) Anthony Aziz est né en 1961 à Luneburg, aux Etats-Unis, Sammy Cucher à Caracas au Venezuela en 1958. Le duo se forme en 1990. Ils vivent à Brooklyn. Leur première exposition personnelle Faith, Honor and Beauty se tient en 1992 à New Langton Arts de San Francisco.

8) Aziz & Cucher, Faith, Honor and Beauty, 1992, photographie couleur, 86 x 38 cm, Courtesy Espace d'art, Yvonamor Palix, Paris.

9) Albert Jacquard, "Le partage de la lucidité", L'art pour quoi faire - A l'école, dans nos vies, une étincelle, Ed. Autrement, coll. Mutations, n° 195, Paris, 2000, p. 15.

10) "Imaginer, c'est peut-être à la fois être à soi, c'est-à-dire à son désir, être au monde, c'est-à-dire saisir l'image dans le perçu, être au langage, c'est-à-dire saisir l'image dans les signes qui la suscitent et qui la fixent." Serge Tisseron, Psychanalyse de l'image - De l'imago aux images virtuelles, Dunod, Paris, 1995 [rééd. 1997], p. 13.

11) Daniel Sibony, "Introduction", Création - Essai sur l'art contemporain, Seuil, Paris, 2005, p. 7.

12 Daniel Sibony, "Conclusion", Ibidem, p. 287.

13) Daniel Sibony, "Voyage dans le contemporain -Qu'est-ce qui le spécifie ?", Ibidem, p. 65.

14) Dès 1925, Paul Klee saluait déjà cette dimension en ces termes : "L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible." (Paul Klee, Théorie de l'art moderne, Gonthier, Paris, 1964, p. 34.)

15) Marc Le Bot "Pensée artistique et expérience de l'altérité", Esprit, 1991, n° 173, pp. 123-133 (Esprit, Paris, France, 1940).


Label'Art 2011, Triennale d'art contemporain en Valais (Suisse) du 2 septembre au 23 octobre 2011 - www.labelart.ch

Dans le cadre de Label'Art 2011, Triennale d'art contemporain en Valais (Suisse), sur le thème de la différence, la Galerie du Crochetan (Monthey) et le Musée de Bagnes (Le Châble) ont le plaisir de présenter pour la première fois en Suisse, le travail photographique de Chris Rain, jeune photographe italien.

Théâtre du Crochetan, Rue du Théâtre 6 - 1870 Monthey, du 16 septembre au 3 novembre 2011 - www.crochetan.ch

Musée de Bagnes, Rue de Clouchèvre 30, 1934 Le Châble, du 1er octobre au 6 novembre 2011 - www.museedebagnes.ch

Docteur en histoire de l'art, Julia Hountou est l'auteur de nombreux articles sur la création contemporaine. Pensionnaire de l'Académie de France à Rome - Villa Médicis en 2009-2010, elle a enseigné dans diverses universités et écoles d'art. Elle a travaillé sur Les Actions de Gina Pane de 1968 à 1981 dans le cadre de son doctorat soutenu à l'Université de Paris I - Panthéon - Sorbonne. Sa thèse a pris la forme d'un ouvrage intitulé Les Actions de Gina Pane de 1968 à 1981 : De la fusion avec la nature à l'empathie sociale qui doit paraître prochainement aux éditions des Archives Contemporaines, en collaboration avec l'École Normale Supérieure des Lettres et Sciences Humaines de Lyon.
http://juliahountou.blogspot.com

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